I.      MON PAYS NATAL

 

Je suis né le 7 Mars 1904 à LE BOUSQUET d'ORB, dans le Département de l'Hérault.

 

Pour découvrir ce pays, il est préférable de venir par le Nord en empruntant la route nationale no9 qui traverse le Causse du Larzac. Terre stérile, qui s'étend sur 700 Km2, à 750m d'altitude. Une herbe rare et courte pousse entre les cailloux, où l'on pratique l'élevage des moutons. Le lait de brebis sert exclusivement à la fabrication du fromage de Roquefort, dont les caves sont situées à proximité.

 

Il faut quitter la Nle no9 après le Caylar, village pittoresque bâti au milieu de rochers énormes, pour prendre à droite une petite route vers le village des Rives. Ensuite la route traverse le plateau de l'Escandorgues, qui est une suite de mamelons couverts d'arbustes et de prairies espacées. On commence à voir quelques fermes et de nombreux troupeaux de moutons qui viennent s'abreuver dans des lavognes, espèces de cuvettes situées dans les bas fonds pour recueillir l'eau de pluie. Il n'y a pratiquement pas de sources sur ce haut plateau des Cevennes.

 

On arrive ainsi à la Baraque de Bral, qui était un ancien relais de poste au point culminant (611 m) de la route départementale n° 35 qui va de Lodève à Bédarieux. A partir de là, tout change dans le paysage et le climat. Les montagnes sont couvertes de châtaigneraies, la vigne apparaît dans le fond de la vallée et les oliviers sur les côteaux Le ciel est plus lumineux, le soleil plus ardent et, en été, on entend le chant des cigales.

 

Voici Lunas, Chef lieu de canton, avec ses vieilles maisons sur la rive gauche du Gravezon et ses maisons bourgeoises sur la rive droite, de part et d'autre de la grande route. Les lauriers roses qui fleurissent sur la place de la mairie et devant certaines maisons, sont le signe du climat méditerranéen. C'est encore un village calme et agréable, où j'ai passé de bons moments dans la maison de mon oncle avec mes cousin et cousine.

 

A la sortie de Lunas, la vallée s'élargit et la vigne prend de plus en plus de place dans le paysage. Les premières maisons du Pont d'Orb apparaissent et, par une belle allée de platanes, on atteint le centre ville sur la place de la mairie du Bousquet d'Orb.

 

La commune, située à 235m d'altitude, est traversée du Nord au Sud par l'Orb, fleuve côtier qui prend sa source à la limite du département de l'Aveyron et se jette dans la Méditerranée après avoir arrosé la Ville de BEZIERS. A cette époque l'eau était très claire et on pouvait se baigner à plusieurs endroits. On y pêchait librement des poissons de toutes sortes et notamment la truite qui était abondante.

 

La ville est entourée de montagnes, dont la plus haute, le Méguillou, culmine à 786m. Ces montagnes sont couvertes de bois de châtaigniers et de chêne vert, de genêts d'Espagne et de genévriers. La lavande et le thym s'y trouvent à profusion. L'été, on peut y cueillir des asperges et des poireaux sauvages, des arbouses et des mûres pour faire de la confiture.

En automne, on y ramasse des champignons de choix: cèpes, bolets et oronges. On y cultive aussi la vigne et l'olivier sur des terrasses en escalier bordées de murs de soutènement en pierres sèches.

 

A l'époque, il y avait beaucoup de gibier et les chasseurs rentraient rarement bredouille. Ils pouvaient même en offrir à leurs amis: lièvres, lapins de garenne, perdreaux, grives etc … On faisait aussi des battues de sangliers lorsqu'ils détruisaient un peu trop les récoltes.

 

Le Bousquet d'Orb, qui comptait à l'époque 2101 habitants, avait le caractère d'une petite ville puisque la plupart de ses habitants vivaient du commerce ou de l'industrie, avec en plus un petit jardin et un lopin de terre planté de vignes.

 

La Mine de houille, dont l'entrée était sur le flanc de la montagne située à l'ouest de la ville, occupait un grand nombre de travailleurs. Le charbon, de qualité médiocre, était surtout utilisé par la Verrerie, le Chemin de fer et les industries des villes voisine

 

A la Verrerie on fabriquait des bouteilles selon la méthode artisanale du souffleur de verre. En 1910, on avait commencé la mécanisation en utilisant des machines perfectionnées qui rendaient le travail moins pénible. Cette usine employait un personnel important, hommes, femmes et enfants à partir de dix ans. Elle était raccordée au chemin de fer et, tous les jours, il partait de nombreux wagons remplis de bouteilles. Elle fonctionnait nuit et jour, sans arrêt.

 

Le Bousquet d'Orb était aussi un centre commercial très important, en raison de sa population ouvrière et de celles des villages et hameaux des environs de la ville. Il y avait toutes sortes de boutique épicerie, boucheries, boulangeries-pâtisseries, chaussures, tissus, bijouteries, quincailleries, chapellerie, lingerie, etc … De nombreux artisans : maçons, peintres, cordonniers, coiffeurs, menuisiers, ébénistes, maréchal ferrant, horlogers, serruriers, etc … Les malades disposaient de deux docteurs et de deux pharmacies. Cinq cafés et deux cinémas pour les distractions des habitants dont certains vivaient exclusivement du produit de l'agriculture: vignes, oliviers, châtaigniers, jardinage.

 

Cette petite ville se trouve sur la ligne de chemin de fer Béziers - Neussargues, qui a été construite à grands frais, en raison des nombreux tunnels et ouvrages d'art (dont le fameux viaduc de Garabit construit par Eiffel) nécessités par le relief du terrain. Il y avait déjà à l'époque un train direct pour PARIS.

 

Dans ce pays au climat idéal, les habitants vivaient heureux et sans histoire. Ferdinand Fabre, né à Bédarieux en 1827 et mort à PARIS en 1898, a peint remarquablement dans ses nombreux romans la vie et les coutumes des habitants de cette région des Cévennes, notamment dans "Taillevent" (description de la verrerie du Bousquet d'Orb), "Mon Oncle Célestin" (Histoire de Lunas et la st Fulcran de Lodève) "Toussaint Galabru" (Bédarieux et environs).

 

Actuellement le nombre d'habitants est en légère régression par rapport à 1914, mais l'activité industrielle est considérablement réduite. La Mine n'occupe plus que deux cents ouvriers environ, et le charbon est transporté à la centrale thermique d'Alès, par camions La Verrerie, qui avait été rachetée par St Gobain, a été abandonnée mais une fabrique d'objets en plastique s'y est installée occupant une cinquantaine d'ouvriers. Il reste une activité commerciale assez importante avec une clientèle composée surtout des retraités de la ville et des habitants des communes voisines.

 


 

 

 

 


 

 


 


 

                                                                                                                                                  II.      MA FAMILLE

 

D'après les renseignements qui m'ont été fournis par mon père, il semble que la famille COMMEIGNES soit originaire de Lodève.
D'ailleurs, il y a encore dans cette ville plusieurs familles qui portent notre nom. Un de mes ascendants a dû s'installer au Bousquet d'Orb où mon grand père Casimir est né en 1834.

 

Avant la loi de 1905, le service militaire n'était pas obligatoire pour tous. On tirait au sort et si on sortait un bon numéro on en était dispensé. Celui qui tirait un mauvais numéro pouvait prendre un remplaçant en lui versant une certaine somme d'argent. C'est ainsi que mon grand père a fait son service militaire pendant 7 ans pour le compte d'un autre. Il a participé notamment à la guerre de Crimée en 1854-55. A sa compagnie, il était coiffeur et il aimait raconter les exploits du célèbre magicien et prestidigitateur italien, nommé Bosco, qu'il avait vu dans une ville du Midi. De sorte que les soldats qui venaient se faire raser ne disaient plus "je vais au coiffeur" mais "je vais chez Bosco". Ce surnom lui est resté et il s'est étendu à mon père et à mon oncle, moi-même on m'appelait Boscotou.

 

Mon grand père a épousé, en 1862, Sylvie Cambon dont la famille vivait à Roqueredonde. Elle lui a donné 5 enfants dont mon père était le cadet (2 garçons et 3 filles). Il a d'abord travaillé à la Verrerie comme chef magasinier, au salaire de 2,50 f. par jour, pendant 20 ans. Ensuite il s'est installé comme coiffeur jusqu'en 1891 avec en annexe la vente des journaux. Ayant pris sa retraite, il a assuré la fonction de tambour de ville. Il fabriquait et vendait des pièges pour les oiseaux. Il est décédé en 1910.

 

Ma grand mère est alors venue vivre chez trois de ses enfants qui étaient restés au pays (mon père, mon oncle Ernest de Lunas et ma tante Elise de Lodève). Elle passait 6 mois chez chacun d'eux. En AoOt 1914, elle se trouvait chez ma tante et le jour de la mobilisation générale, annoncée avec tambours et trompettes, elle prit peur et s'enfuit dans la montagne où on l'a trouvée morte le lendemain.

 

Mon père est né le 29 Mars 1866 et on lui a donné le même prénom que son père, Casimir. Sa soeur aînée, Olympie, était née deux ans plus tôt, le 17 Janvier 1864. Elle a épousé un instituteur de Villecun, près de Lodève, dont elle a eu trois enfants: Hervé, Louis, et Elise. Une autre soeur de mon père, Anaïs, née en 1868 s'est mariée et a vécu à Montpellier Sans avoir d'enfant. La troisième sœur de mon père, Elise, est née en Octobre 1874. Elle a épousé un viticulteur de Lodève, Pierre Rouquette, qui lui a donné deux enfants: Ernest et Maurice.

 

Le frère de mon père, Ernest, est né en 1877 ; c'était le benjamin de la famille. Il a exercé le métier de coiffeur à Lunas où il s'est marié en 1900. Deux enfants sont nés de cette union: Paule et Léon.

 

Ma mère est née le 1er Février 1872 de Sals Frédéric et de Crébasso Elisabeth. Son père était souffleur de verre à la verrerie. Ce métier consistait à prendre dans la bouche d,un four, au moyen d'un tube en fer, une portion de verre en fusion grosse comme le poing. En soufflant dans le tube, il fallait donner à ce verre la forme de bouteille d'une contenance déterminée. Les fours projetaient une lumière intense, qui éclairait tout l'atelier, et une chaleur accablante qui rendait ce métier très pénible. Mon grand père travaillait douze heures par jour, tantôt dans la journée, tantôt la nuit. Il a dû prendre une retraite prématurée ayant les poumons fatigués. Il était très bon, on l'appelait "lou moutou" (le mouton) à cause de ses cheveux frisés qu'il avait déjà tout blanc à l'âge de 30 ans. Il est mort à 65 ans.

 

Je n'ai aucun souvenir de ma grand mère maternelle qui est décédée deux ou trois ans après ma naissance. Ma mère avait un frère, Gustave, un peu plus âgé qu'elle. Il a fait de brillantes études à Aix en Provence où il préparait le concours d'entrée aux Arts et Métier Mais il a mal tourné et il a préféré travailler comme mineur. Célibataire et menant joyeuse vie il est décédé relativement jeune après avoir dilapidé l'héritage de ses parents.

 

Mon père et ma mère se sont mariés le 14 Avril 1891. Ils ont eu un premier enfant le 5 Mars 1892, Marcel Roger Casimir. Puis un deuxième le 16 Avril 1895, Ulysse Ernest Casimir, qui était un élève très doué à l'école des Frères. Il est décédé le 23 Mars 1903 à la suite d'une méningite. Je suis venu le remplacer le 7 Mars 1904 et on m'a prénommé Louis Sylvain Hervé. Celui qui devait être mon parrain, Louis Roche, a dû s'absenter le jour de mon baptême et c'est Sylvain Tarroux, le mari de ma marraine, qui l'a remplacé. Sylvain est donc devenu mon prénom usuel et celà jusqu'à mon entrée dans l'administration, en 1924.

 

Mon frère, qu'on appelait aussi par son deuxième prénom, Roger a fait des études secondaires au collège de Millau (Aveyron). Il a obtenu son baccalauréat en 1910 et il s'est présenté au concours de surnuméraire des P.T.T. en 1911. Reçu à ce concours, il a dû attendre sa nomination pendant un an. Il allait tous les jours au bureau de poste du Bousquet pour aider bénévolement la receveuse et apprendre le métier. En remerciement, elle lui donnait généreusement un louis d'or de 20 F. à la fin de chaque mois. En 1912 il a été nommé à Pont à Mousson où il est resté que quelques mois avant de partir au service militaire, qu'il a effectué dans la Marine.

En Août 1914, il se trouvait à TOULON comme télégraphiste et sur le point d'être libéré, lorsque la guerre fut déclarée. Il resta à ce poste jusqu'à l'armistice du 11 Novembre 1918. Après ces six années passées dans l'armée, il a été affecté à son ancien emploi de Pont à Mousson. Puis il a été muté à PARIS en 1921 où il s'est marié. Pour augmenter son salaire, il a demandé à faire le service des wagons postaux dans les trains de nuit, ce qui a altéré sa santé. Un enfant est né en 1923 qu'on a prénommé André. La santé de mon frère s'est aggravée en 1928, sa femme l'a abandonné et André a été recueilli par mes parents, Après un séjour dans un sanatorium, mon frère est mort en 1930, à l'âge de 38 ans.

 

J'avais de nombreux cousins germains: Paule et Léon à Lunas, Ernest et Maurice à Lodève, d'autres que je n'ai pas connus dans ma jeunesse, deux de mes tantes ayant quitté le pays lors de leur mariage.

 

Au Bousquet d'Orb, j'avais deux cousins issus de germains qui avaient mon âge et qui habitaient les maisons situées de part et d'autre de celle de mes parents. A gauche, Victor Sals fils de Amédée et, à droite, Jules Bonhomme, fils d'une cousine germaine de ma mère et que je considérai comme mon frère. Il a perdu sa mère, étant encore jeune et son père, ruiné par une femme de mauvaise vie, est mort quelques années après sa femme. Recueilli par son frère Edmond, plus âgé que lui, Jules s'est engagé dans l'armée pour oublier son chagrin.

 

Actuellement, il ne reste que quelques descendants masculin de la famille Sals qui, à l'époque de mon enfance, comportait 5 ou 6 branches. Par contre, la famille COMMEIGNES, compte à présent huit descendants qui vont assurer la continuité du nom familial pendant plusieurs générations.

 

Mon grand père maternel a fait construire un caveau de famille en forme de petite chapelle, dans le cimetière du Bousquet d'Orb. C'est mon frère Ulysse qui a pris la première place en 1903, puis ma grand mère et mon grand père Sals, ensuite mon père en 1939 et ma mère en 1956. Avec mon accord, mes parents ont cédé ce caveau à un grand ami de mon père, M. Cotté ancien maire du Bousquet d'Orb. Sur ce caveau figure l'inscription:

Famille Sals Frédéric Famille Cotté

 



Mon Père en 1920

 

 

Moi

 

Au Collège


La Boutique familiale

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ma Moto



ma mère, mon père, moi, M. CARREL, Cousin SALS, en 1910

 


Moi en 1920 et en 1925

Mon

Frère

en 1912

 


  

 

mes grands parents Casimir et Sylvie en 1910

 

 

 

 

 

 

 

 

                            

 

ma grand’mère Elisabeth Sals en 1900       mon père en 1895


 

Mon oncle Ernest et ma tante en 1902

 


 mon oncle en 1915

 

 


 

 

 

 

 

 

Mon cousin Léon en 1918

 

et après son mariage en 1928



 

 

 

 

 

 

 


 

                                                                                                                    III.      LA MAISON FAMILIALE

 

La famille Sals vivait autrefois dans le hameau des Fontanilles, au sud-est du Bousquet d'Orb qui n'était alors qu'un petit hameau rattaché à la commune de St Martin d'Orb. Avec l'exploitation de la mine de charbon et la prospérité de la verrerie, le Bousquet prit de l'importance et il fallut faire une nouvelle route. L'agglomération s'est agrandie le long de cette voie nouvelle et elle est devenue le chef lieu de la commune. Les grands parents de ma mère y firent construire trois maisons contiguës pour leurs enfants. Mon grand père était propriétaire de la maison située entre celles de ses deux frères.

 

Cette maison comprenait: un rez de chaussée, deux étages d'habitation, une cave et un grenier. Derrière les trois maisons il y avait une cour commune avec un passage unique pour aller de la rue à la cour. Dans la cave, il y avait deux grands foudres en bois de châtaignier pour loger la récolte de vin (qui était de l'ordre de 40 hectolitres), des barriques pour y conserver la consommation courante, l'écurie du cheval, une grande lapinière et le tas de charbon pour le chauffage et la cuisine.

 

Au rez de chaussée se trouvaient le salon de coiffure de mon père et l'arrière boutique, ainsi que la porte d'entrée du couloir qui conduisait aux étages d'habitation comprenant, chacun, une pièce principale pour la cuisine et les repas, et deux chambres. Au grenier il y avait des vieux meubles, des vieux habits, les articles invendables du commerce de mon père, et le pigeonnier.

 

A cette époque, le confort des appartements n'existait pas dans les petites villes du midi de la France. Il n'y avait pas d'eau courante sur l'évier et les habitants allaient prendre l'eau à la pompe communale. Chez nous, il y avait un puits dans la cave et une pompe à main à côté de l'évier. Nous avions l'éclairage électrique grâce à un industriel qui avait pris l'initiative de construire un barrage sur l'Orb, en amont du Bousquet. Le chauffage était assuré dans la salle de séjour au moyen de la cuisinière qu'il fallait rallumer chaque matin. Pour les chambres, on mettait dans les lits des briques chauffées dans le four de la cuisinière et, avec un bon édredon, on n'avait pas froid. L'été, on faisait la cuisine au moyen d'un foyer à charbon de bois et on produisait de l'eau fraîche dans des alcarazas, sortes de pots en terre poreuse dans laquelle l'eau se rafraîchit par simple évaporation. On mettait les denrées périssables dans un garde-manger placé dans la cave.

 

L'hygiène de l'habitation était rudimentaire. On faisait sa toilette à tour de rôle, dans une cuvette placée sur l'évier. L'été, seulement, on pouvait prendre des bains à la rivière. Dans chaque ménage il y avait un seau hygiénique pour les besoins de toute la famille. Le matin, entre 6 heures et 7 heures, on voyait un défilé de femmes qui allaient vider ce seau à la rivière, avec un petit balai pour le nettoyer. Avec nos cousins Bonhomme, mes parents avaient fait construire un "cabinet" dans la cour commune, ce qui constituait un luxe pour l'époque. L'été, la maison était envahie par les mouches et les moustiques. On s'en débarrassait difficilement au moyen de rubans enduits de colle. Dans toutes les maisons il y avait des cafards et il fallait enduire les bois de lits avec de la nicotine pour éviter les punaises. A la cave, il y avait des rats qui trouvaient de quoi manger dans les cages à lapins ou dans l'auge du cheval. On s'en débarrassait à l'aide de ratières et de pièges.

 

Mon grand père avait trois vignes et, lorsque la récolte était de bonne qualité, il mettait du vin en bouteilles qu'on buvait après vieillissement à l'occasion d'une fête ou d'un anniversaire. Dans la vigne située au Pont d'Orb, il y avait une grande remise sur laquelle mes parents ont fait construire des pièces d'habitation et une terrasse. C'était notre maison de campagne où nous passions les mois d'été. Il Y avait, en plus de la vigne, un très grand jardin potager avec un puits muni d'une pompe pour l'arrosage. Un poulailler et un clapier nous fournissaient, oeufs, volailles et lapins.

 

Lorsque j'étais petit il y avait autour de la table familiale: mon grand père, mon oncle Gustave, mon père, le garçon coiffeur, mon frère (lorsqu'il était en vacances) et moi. Nous avions souvent des invités, parents et amis des villages voisins qui venaient au Bousquet d'Orb pour y faire des achats.

 

Ma mère passait la matinée à faire le ménage et la cuisine pour tout ce monde. Pendant le repas elle restait debout pour nous servir et elle mangeait en tenant son assiette à la main. Les menus étaient traditionnels: beefteck le samedi (cuit avec du genièvre) pot au feu le dimanche (avec vermicelle). Les autres jours côtelettes, volailles, gibier, poisson, etc... Elle aimait bien faire la cuisine et c'était un vrai cordon bleu pour certains plats de sa spécialité: la soupe au chou gratinée dans le four, la brandade de morue, l'estouffat de boeuf cuit à petit feu dans un pot de terre cuite, fermé hermétiquement, le civet de lièvre, le tripat fait avec des tripes de mouton cuites longuement à petit feu dans un pot en terre, etc.....

 

Tous les ans, pour la foire, on tuait le cochon élevé dans le Limousin et nourri avec des châtaignes. C'était un jour de fête et de régal pour tous. J'essayais de rendre service en tournant la manivelle du hachoir pour la saucisse, en aidant à la préparation du boudin, du fromage de tête, pâté de campagne, gratalous, etc..... Ma mère faisait du confit dans la graisse et salait les jambons qu'on faisait sécher au grenier.

 

L'été nous avions les légumes frais du jardin (haricots, tomates, aubergines, etc..) et l'hiver nous mangions surtout des légumes secs,(haricots blancs, lentilles, pois cassés, pois chiches), des pâtes alimentaires et des pommes de terre. A l'automne, le repas du soir était souvent composé de châtaignes (bouillies ou grillées à la "birolade") que nous récoltions dans notre bois du Rouffiac. Mon père était un grand pêcheur et les plats de truites étaient souvent au menu.

 

La cuisine était faite à l'huile d'olive ou au saindoux. Le beurre, qui n'était pas un produit régional, n'était employé que pour la pâtisserie. Il n'y avait chez les épiciers que trois sortes de fromages: le Roquefort dont les caves se trouvent à 30 Kms du Bousquet d'Orb, le Cantal (autre produit régional) et les petits fromages de brebis qu'on mangeait frais ou secs Le gruyère n'était employé que râpé dans les pâtes ou dans la soupe au chou.

 

Ma mère faisait aussi du confit d'oie, après en avoir engraissé quelques unes dans notre maison de campagne, des confitures de toutes sortes et de la pâte de coings. A l'époque des champignons, elle faisait sécher des cèpes coupés en lamelles très fines et exposés au soleil pendant plusieurs jours. Elle cueillait et conservait soigneusement différentes sortes de plantes médicinales pour faire des tisanes. Pour la fête patronale, nous avions de nombreux invités et, par tradition, ma mère faisait des pleines corbeilles d'oreillettes et des grandes tourtes fourrées avec une pâte d'amandes et de noix.

 

Elle s'occupait du blanchissage du linge, ce qui n'était pas une mince affaire. Il y avait d'abord celui du salon de coiffure (serviettes et peignoirs). Tous les lundis, elle partait à la rivière avec un plein panier de linge, posé sur sa tête, qu'elle lavait et rinçait au fil de l'eau et qui séchait ensuite sur les galets. Elle faisait sur la cuisinière la lessive du linge de corps et de maison, qu'elle allait rincer à la rivière. Les draps de lits étaient blanchis à part. Cette opération avait lieu tous les trois mois, dans la cour de la maison du Pont d'Orb. On plaçait les nombreux draps de la famille dans une grande cuve en zinc munie d'un robinet de vidange. Sur le dessus, on mettait un sac en toile rempli de cendres de bois. On faisait bouillir de l'eau dans un chaudron placé sur un feu de bois et on versait cette eau dans la cuve progressivement. Au bout d'un certain temps, on vidait la cuve dans le chaudron et on recommençait l'opération plusieurs fois de suite. Le linge était alors retiré de la cuve, rincé à la rivière et séché au soleil sur les galets.

 

En plus de la cuisine et du ménage, ma mère s'occupait de la vente au magasin, de l'entretien du jardin, de la nourriture des lapins, poules et pigeons. C'est elle qui tenait la bourse et, à chaque fin de mois, on comptait l'argent disponible afin de mettre de côté ce qui était nécessaire pour le paiement des traites et des factures. J'aimais bien cette séance où on empilai' les louis d'or de 20 F. et de 10 F., les pièces d'argent de 2 F., 1 F. et 50 centimes, celles en nickel de 25 centimes et les sous en bronze. Pour mon argent de poche, j'avais droit à deux sous (10 centimes) tous les dimanches. C'était peu, mais on pouvait choisir une bonne friandise pour ce prix, (chou à la crême, paquet de bonbons, martinet en réglisse, deux pochettes surprises, etc ...). D'ailleurs le sou était l'unité de monnaie pour les achats les plus courants de la journée (pain, fromage, viande, légumes, etc...). Avec un salaire de 3 F. par jour (60 sous) un ouvrier pouvait faire vivre toute sa famille.

 

Il rentrait beaucoup d'argent à la maison du fait des nombreuses activités de mon père. Les économies augmentaient d'année en année et, en 1913 mes parents ont pu souscrire à l'emprunt de 4,5%, des chemins de fer russes, garanti par le gouvernement impérial de Russie et recommandé par le gouvernement Français qui venait de conclure une alliance militaire avec cette grand puissance. Ils ont ainsi investi une somme de 1 500 F. en or, ce qui représentait à l'époque une petite fortune. Les intérêts de cet emprunt n'ont été payés que jusqu'en 1917, le gouvernement révolutionnaire de Russie n'ayant pas reconnu cette dette de l'Empire.

 

Mon père était très bon et toujours prêt à rendre service à tous ses voisins et amis. Il ne m'a battu qu'une seule fois et, comme je poussais de grands cris, il dit aussitôt à ma mère "çà y est, je lui ai fait mal". Il me prit dans ses bras pour me consoler.

 

Lorsque je prenais le train pour rentrer au collège de Millau ou à l'école professionnelle de Mende, il me conduisait à la gare et me remettait en cachette une pièce de cinq francs, en plus des deux francs qui m'étaient alloués par ma mère.

 

Mes parents ont vendu la maison familiale en 1924 pour s'installer à Bédarieux, où mon père venait de faire l'acquisition d'une distillerie. La maison de campagne du Pont d'Orb a été vendue quelques années plus tard.

 

○ ○

 


Avant la guerre de 1914-1918, les prix des produits alimentaires étaient restés pratiquement stables pendant plusieurs décennies.

 

Le tableau ci-après donne la variation des prix et des salaires depuis mon enfance. On constate que le pouvoir d'achat des travailleurs a nettement progressé depuis cette époque, en raison de la modernisation des moyens de production.

 

Salaire horaire et prix moyens

des denrées et services (en province)

 

Salaire horaire moyen
d'un manoeuvre

1914 Francs or

1974 francs dévalués

Coefficient

d'augmentation

0,345 F.

9,45 F.

27,30.

Pain ..............

Kg

0,44

1,60

3,64

Pommes de terre ...

"

0,15

1,63

14,18

Pâtes .............

"

0,90

3,72

4,14

Beefteck ..........

"

2,20

28,00

12,74

Gigot .............

"

3,20

28,47

8,91

Poulet ............

"

4,00

7,00

1,75

Lapin .............

"

2,30

14,00

6,10

Merlan ............

"

1,74

5,96

3,32

Beurre ............

"

3,8O

14,10

3,72

Sucre .............

"

0,75

2,58

3,44

Sel ...............

"

0,30

2,03

6,77

Œufs ..............

Dz

1,50

5,18

3,45

Huile .............

l.

2,00

4,10

2,05

Vin10° ............

l.

0,50

2,26

4,53

Coupe de cheveux ..

1

0,30

8,00

26,65

Affranch. Lettre ..

20 Gr.

0,10

0,80

8,00

Journal ...........

1

0,05

1,20

24,00

Chemin fer 1ère Cl.

Km

0,10

0,20

2,00

 


 

 



 

                                                                                                              IV.      LES METIERS DE MON PERE

 

Mon père a quitté l'école à 11 ans pour apprendre le métier de coiffeur. Demi-ouvrier à 14 ans, il est parti à Bédarieux pour terminer son apprentissage. Ensuite il a fait son tour de France pour se perfectionner, d'abord à Sète à l'âge de 16 ans, puis à Toulouse à 18 ans et enfin à Lyon à 21 ans.

 

Il est revenu ensuite au Bousquet d'Orb et il a demandé à mes grands parents la main de leur fille. Mon grand père lui a dit: "Je sais que tu es travailleur et sérieux c'est pourquoi je t'accorde ce que tu me demandes. En plus je te donne un local pour exercer ton métier et un appartement pour vous loger. Mais ne me demande jamais d'argent car je n'en ai pas".

 

C'est ainsi que mon père s'est établi coiffeur au Bousquet d'Orb, à l'âge de 27 ans. Il a commencé son travail avec une table, une chaise et un miroir. Grâce à son talent et à son bagou, il a eu très vite une bonne clientèle, ce qui lui a permis de s'installer convenablement. Il a dû s'adjoindre un ouvrier qui était logé chez nous et qui était considéré comme un enfant de la maison. Il s'appelait Edouard Villard et avait l'âge de mon frère. Plus tard il a fallu prendre un deuxième ouvrier, mais seulement pour les samedis et dimanches.

 

Mon père aimait bien son métier et savait intéresser ses clients en racontant des tas d'histoires. Les mercredis et samedis, j'étais autorisé à rester le soir au magasin, et ces jours là, il y avait beaucoup de clients qui attendaient leur tour sans impatience tellement les discussions étaient animées. Tout le monde parlait le patois, comme il était d'usage dans le Languedoc à cette époque. D'ailleurs, entre eux, mes parents parlaient toujours en patois.

 

Le métier de coiffeur présentait un inconvénient à l'époque, on ne gagnait pas beaucoup d'argent, les tarifs étant très bas: deux sous pour la barbe et six sous pour la coupe de cheveux. Aussi, mon père a complété cet artisanat par le commerce de tout ce qu'un homme peut acheter pour son usage personnel. C'est ainsi qu'on trouvait au magasin: la parfumerie, la chapellerie, les cols et cravates, les parapluies, les articles de chasse et de pêche, les cartes postales, etc.

 

C'est la chapellerie qui rapportait le plus; le prix de vente était à l'époque le double du prix d'achat. Pour augmenter le chiffre d'affaires, mon père faisait les foires des pays voisins, c'est pourquoi il avait besoin d'un cheval et d'une voiture. Lorsque les foires avaient lieu un jeudi, mes parents m'amenaient avec eux et c'était pour moi une grande aventure. D'abord le départ en pleine nuit, vers 3 ou 4h du matin, puis l'installation de la tente montée sur piquets, l'étalage des chapeaux, casquettes et bérets basque, le défi] des acheteurs en costume de paysan tout neuf (blouse bleue et chapeau noir à grand bord).

 

Pour attirer la clientèle, mon père chantait une chanson de sa composition, intitulée:

 

"La maison des trois francs soixante" (sur l'air de la mère Angot)

 

Au Bousquet chez Commeignes

Messieurs sachez le bien

On choisit à sa tête

On peut dire pour rien

Un chapeau magnifique

Vous ira bien je crois

Donnez votre pratique à l'un des trois François

 

Refrain

 

Sans égale, sans rivale

La maison des trois François

De la mode suit le code

Pour trois francs soixante au choix

 

2ème couplet (en patois)

 


 

 

Un paysan passabo

Per la villa flana

A ma porta badabo

Lou pré gué dé dintra

Al magasin s'installo

En diguen qu'aco es béou

Et per trés francs soixante

Chabal qu'unté capéou

Traduction

 

Un paysan passait

Par la ville il flânait

A ma porte il baillait

Je le prie de rentrer

Au magasin il s'installe

En disant que c'est beau

Et pour trois francs soixante Quel chapeau!


 

A treize heures, la vente était terminée et souvent il ni restait plus de chapeaux ou de casquettes. Alors on allait déjeuner à l'auberge où on faisait bonne chère. Ensuite, il ne restait plus qu'à emballer la marchandise restante,  enlever la tente et retourner à la maison en fin d'après midi.

 

En 1904, mon père a pris la représentation pour la région des "Huiles d'olive Bouscaren" de Gigean (dans l'Hérault). Deux fois par an, il faisait la tournée des villages avec M. Carrel, représenta général. Ces huiles, de très bonne qualité, donnaient satisfaction à clientèle qui restait fidèle. Les carnets de commandes, bien garnis, se traduisaient par une rémunération substantielle.

 

En automne, mon père faisait le distillateur ambulant pour les bouilleurs de cru du Bousquet et des villages voisins. Chaque propriétaire viticulteur avait droit à faire distiller du vin, dans la limite de 1000 degrés d'alcool pur, sans payer de droits. Quelques fois mon père disposait d'un local pour installer son alambic, mais le plus souvent celà se passait à l'extérieur sur la place du village. Il y avait autour de l'installation de nombreux curieux qui ne manquaient pas de déguster le premier jet d'alcool. Avec des extraits "Noirot", mon père faisait toutes sortes de liqueurs pour la consommation familiale.

 

Toutes ces activités de mon père avaient atteint leur plein rendement en 1910, ce qui permettait à mes parents de vivre dans l'aisance et la prospérité.

 

La déclaration de guerre, en Août 1914, a mis fin à cette heureuse situation. Les trois quarts de la clientèle de mon père ont été mobilisés; il ne restait plus que les vieux qui se faisaient raser une fois par semaine, et les jeunes qui n'avaient pas encore de barbe. Les économies commençaient à fondre et mon père souffrait de cette activité réduite. Aussi, lorsque le gérant de l'Etoile du Midi, Sté à Succursales Multiples de Millau, a donné sa démission en 1915, mon père a fait une demande pour le remplacer et il a obtenu satisfaction. Ce magasin d'épicerie était situé juste en face du magasin de coiffeur de sorte que mon père pouvait continuer d'exercer son métier tout en aidant ma mère à l'épicerie.

 

Par l'intermédiaire d'un importateur Espagnol, qui avait un commerce à Bédarieux, mon père pouvait se procurer tous les produits qui manquaient à cette époque: pâtes, chocolat, sucre et autres denrées alimentaires. En outre mon père avait obtenu la fourniture de tous les produits d'épicerie nécessaires à la subsistance des prisonniers de guerre allemands qui étaient employés à la mine et la verrerie. De sorte que ce nouveau commerce marchait à merveille et mon père a alors décidé de vendre le fond de coiffeur au début de l'année 1918.

 

Malheureusement, ma mère a eu la grippe espagnole en 1917, qui a fait tant de victimes, et elle n'a pas pu se remettre de cette longue et épuisante maladie. Le docteur lui a demandé de choisir entre le repos complet ou le cimetière!

 

En 1920, mes parents ont dû renoncer à exploiter cette épicerie et le bénéfice acquis pendant ces cinq années a été partiellement absorbé par les pertes dues aux dettes des réfugiés du Nord de la France, qui sont rentrés chez eux dès la proclamation de l'armistice et par les larcins commis par l'employée que mes parents avaient dû prendre pendant la maladie de ma mère.

 

Mes parents se sont retirés dans la maison de campagne du Pont d'Orb et ils comptaient pouvoir vivre avec le revenu de leurs économies et les loyers de la maison du Bousquet d'Orb. Mais la chute du franc et la crise économique d'après guerre ont fait monter les prix et mon père a dû reprendre du service. Il a commencé par faire le cinéma ambulant dans les villages voisins, en association avec son frère Ernest qui corsait le programme par des chansons comiques. Celà a bien marché pendant deux ans et puis les habitants de ces villages se sont lassés des films à épisodes qui étaient de règle à cette époque du cinéma muet.

 

Après une période d'inactivité de deux ans, mon père a acheté une distillerie à Bédarieux, en 1924, qui rapportait bien puisqu'en six mois de travail, mes parents pouvaient vivre largement pendant un an. En 1931, ils ont vendu la distillerie et la maison pour venir s'installer chez moi, à Bondy, après mon mariage. Le climat et l'indifférence des voisins ont découragé mon père et mes parents ont décidé de repartir dans le midi, à Lodève, où mon père a repris le métier de coiffeur en 1934 à l'âge de 68 ans. En 1938, il a cessé son travail pour cause de maladie et il est décédé le 29 Juillet 1939, à l'âge de 73 ans.


 

 


 

                                                                                                                                    V.      MES JEUX D'ENFANT

 

Lorsque j'étais petit, mes parents m'envoyaient chez ma marraine pour jouer avec sa fille Odette qui avait le même âge que moi. Il y avait aussi d'autres petites filles, dans ce quartier de la gare où les parents de ma marraine tenaient un café. On jouait surtout au "papa et à la maman" et j'étais forcément le papa, étant le seul garçon de ce groupe d'enfants. Odette voulait être la maman et celà entraînait des disputes avec les autres fillettes.

 

En 1910, mes parents louèrent le 2ème étage de notre maison à un nouveau facteur qui venait d'être nommé au Bousquet d'Orb. Il avait une fille, également du même âge que moi, ce qui me dispensait de me déplacer pour jouer. Elle s'appelait Fernande et nous étions souvent ensemble, soit chez nous, soit chez ses parents. Sa mère était charmante, mais son père était très autoritaire.

 

Il est mort quelques années plus tard et sa femme a dû retourner à Béziers, chez sa mère, pour y trouver du travail. J'ai revu Fernande à plusieurs occasions, notamment pendant mes vacances, et elle m'aimait toujours.

 

A six ans, j'ai fait mon entrée à l'école primaire et j'ai abandonné les jeux avec les filles pour me joindre à mes camarades de classe. A part les heures d'école et des repas, nous étions le plus souvent dehors, dans les rues de la ville ou dans les environs.

 

On jouait souvent à la guerre avec des armes de notre fabrication, qui étaient quelques fois dangereuses: lance-pierres, sabres de bois, arbalètes, gourdins, etc.... Lorsque deux groupes différents se rencontraient, la bataille était inévitable et celà se terminait par des plaies et des bosses.

 

Comme tous les gosses, nous commettions de mauvaises actions qui nous valaient de bonnes corrections par nos parents: on tirait les sonnettes des maisons, on déplaçait les chariots et les brouettes que les propriétaires récupéraient à plus d'un kilomètre, on ouvrait les portes des basses-cours, on maraudait les fruits dans les jardins, etc....

 

Nous avions aussi des jeux pacifiques: les billes, le cerceau, cache-cache, le gendarme et les voleurs, saute-mouton, etc.... L'été nous passions la majeure partie du temps au bord de la rivière où on se baignait à longueur de journée. On péchait à la ligne, au filet et aussi à la main, bien que ce soit interdit.

 

Le curé de la paroisse choisissait ses enfants de coeur parmi les meilleurs élèves de l'école, qui étaient aussi les plus débrouillards. Je faisais partie de cette élite et je fus enfant de coeur pendant plusieurs années. A la messe, nous étions chargés de faire la quête et de distribuer le pain béni. Pour les enterrements, nous étions autorisés à faire une quête en notre faveur, ce qui nous permettait d'acheter des friandises après la cérémonie.

 

A cette époque on ne fabriquait pas encore de bicyclettes pour les enfants. J'avais eu un cheval mécanique, puis un tricycle, mais je rêvais d'avoir un vélo. Mon père a pu s'en procurer un qui appartenait à un homme de petite taille et qui avait été fabriqué spécialement pour lui. J'étais ainsi le seul enfant de la ville à avoir un vélo et j'étais heureux de pouvoir le prêter à mes meilleurs camarades.

 

J'ai eu aussi un jeune renard que mon oncle m'avait apporté et que j'avais apprivoisé. Il me suivait partout dans la maison, mais il avait peur des chiens et il se sauvait au grenier dès qu'il en sentait un qui entrait au magasin de mon père. Nous l'avons trouvé mort dans le grenier où un chien l'avait poursuivi, malgré la surveillance de mes parents. J'ai eu beaucoup de chagrin.

 

Pendant les grandes vacances, mes parents m'envoyaient au Furou, chez nos cousins Chibaudel, pour me soustraire aux fortes chaleurs de l'été et aussi pour changer d'air.

 

Le Furou se trouve sur la rive gauche de l'Orb, tout près de sa source, à la limite du département de l'Aveyron. Ce hameau, qui fait partie de la commune de Roqueredonde, ne comptait que trois maisons: celle de nos cousins, une autre ferme et le château qui appartenait à la famille Caunot, dont un membre s'est distingué dans l'aviation sous le pseudonyme de Beaumont. Les Chibaudel avaient deux filles, Maria et Héléna, et un fils. Maria a épousé en 1912 un camarade de régiment de son frère, M. Roux, propriétaire de la Rouquette à Cabrières (Hérault). Je me, souviens très bien de ce mariage où nous étions invités. La noce a duré plusieurs jours et mon oncle Ernest jouait de l'accordéon pour faire danser les couples. Dans la nuit il péchait des pleins paniers de truites et d'écrevisses à l'aide d'une lanterne à acétylène.

 

Héléna s'est mariée plus tard, mais son frère est resté célibataire.

 

Au Furou, on vivait surtout de l'élevage des brebis qui produisaient des agneaux et du lait pour les caves de Roquefort.

 

On y récoltait du blé, de l'avoine, des fruits et des légumes. Il y avait un four où on faisait le pain pour plusieurs jours. Dans l'étable il y avait une paire de boeufs pour les labours et les transports. Les poulets, lapins, pigeons, agneaux, gibiers, truites étaient au menu. De sorte que nos cousins achetaient peu de choses à la ville.

 

C'était pour moi le paradis, où je pouvais galoper dans les prairies et les sentiers de montagne, avec les jeunes enfants qui étaient au château.

 


 

                                                                                VI.      LES MOEURS et les COUTUMES du PAYS

 

Comme dans tous les pays qui bordent la Méditerranée, les rôles du mari et de la femme étaient, à cette époque, nettement distincts dans le ménage. Le mari gagnait l'argent nécessaire à la vie familiale et s'occupait des travaux de la vigne et du jardin.

 

La femme était la maîtresse de la maison familiale, qu'elle administrait avec compétence, et des enfants qu'elle élevait dans le respect de l'obéissance et de la vertu.

 

Le mari jouissait d'une indépendance totale et il occupait ses loisirs à la chasse, à la pêche, au jeu de boules et surtout au café qui était pratiquement interdit aux femmes.

 

La femme avait peu de loisirs, à part les bavardages chez les commerçants et les veillées avec les voisins qui se passaient au coin du feu en hiver et sur le trottoir de la rue en été.

 

La plupart des habitants de la ville étaient catholiques. Les enfants étaient baptisés dès leur naissance, généralement le dimanche suivant. Ils allaient à la messe dès leur jeune âge, suivaient le catéchisme et faisaient leur communion solennelle à l'age de 10 ans.

 

A l'église, lors des cérémonies, les femmes occupaient la partie inférieure et les hommes étaient groupés dans la tribune supérieure, Le dimanche, à la grande messe, les enfants de coeur distribuaient du pain béni qui était offert gracieusement par commerçant ou une famille aisée.

 

Pour les mariages, on jetait des dragées aux enfants tout le long du cortège entre l'église et la maison de la mariée.

 

Lorsqu'un veuf ou une veuve se remariait, il avait droit au charivari, qui consistait à faire beaucoup de bruit avec toutes sortes d'instruments ou d'objets divers, devant sa maison, la veille du mariage.

 

Pour un enterrement, on habillait le mort avec son plus beau costume en faisant appel à une femme du pays  qui avait l'habitude de cette pratique. D'autres femmes passaient ensuite dans les maisons de la ville pour annoncer le décès et la date de l'enterrement. Les amis de la famille venaient présenter leurs condoléances et bénir le mort à la maison, avant la mise en bière. La plupart des habitants assistaient à la cérémonie religieuse et à l'enterrement au cimetière où la famille recevait les condoléances générales.

 

Tous les habitants du pays qui était un dialecte de langue d'oc. (cafés, commerçants, mine, verrerie,) le patois. Certains enfants entraient le français!

 

Les familles d'ouvriers qui ne disposaient que de leur salaire pour vivre, pouvaient se procurer des ressources complémentaires en ramassant dans les montagnes des asperges et des poireaux sauvages au printemps, des arbouses et des mûres pour faire des confitures en été, des châtaignes dans les bois communaux, des figues sauvages et des champignons en automne.

 

Après les vendanges, le grappillage dans les vignes étai t toléré et certains habitants pouvaient ainsi faire leur provision de vin pour toute l'année.

 

A la mine, on pouvait se procurer du charbon à bon compte: 5 F. le tombereau d'une tonne environ et on pouvait le trier en enlevan' les pierres qui se trouvaient dans le tout venant. On pouvait acheter aussi du bois de mine devenu, inutilisable pour l'étaiement des galeries

 

En plus, des artisans qui avaient une boutique dans la ville, il y avait des métiers ambulants qui venaient de temps à autre pour, satisfaire les besoins des habitants.

 

D'abord l'estamaïré (l'étameur) qui remettait à neuf les cuillères et les fourchettes en les plongeant dans un bain d'étain. A cette époque, l'aluminium n'était pas encore exploité et on utilisait du papier d'étain pour envelopper le chocolat. Je gardais précieusement ce papier au fur et à mesure en faisant une boulette et je vendais celle-ci à l'étameur moyennant 1 ou 2 sous, suivant sa grosseur.

 

Il y avait le raccommodeur de parapluies qui remplaçait la tige, ou les baleines, ou le tissus, car un parapluie neuf coûtait cher.

 

Le raccommodeur de faïence et de porcelaine réparait les plats et assiettes cassés en fixant les morceaux entre eux au moyen d'agrafes et de colle spéciale. Celà coûtait moins cher que de remplacer l'ustensile cassé.

 

Le rémoulaïré repassait, au moyen d'une meule en grés, actionnée par une pédale, les couteaux, les ciseaux, les hachoirs, etc... pour un prix très modique.

 

Il y avait aussi des marchands ambulants de toutes sortes: celui qui vendait des articles religieux (chapelets, médailles, sainte vierge, etc...) le marchand d'oublies, sorte de pâtisserie très mince roulée en forme de tuyau, le marchand de glaces, etc...

Après les vendanges, un distillateur ambulant venait s'installer sur la place, pour brûler le vin qu'on lui apportait, afin d'obtenir les 1000 degrés d'alcool que chaque viticulteur était en droit d'obtenir sans payer de droit.

 

Au château de Cazilhac, il y avait une ferme avec un certain nombre de vaches qui produisaient suffisamment de lait pour toutes les familles. On voyait ainsi, tous les soirs, un âne attelé à une petite charrette sur laquelle il y avait de nombreux bidons de lait et la laitière le distribuait dans chaque maison suivant la quantité demandée et on payait en fin de semaine.

 

Après les vendanges on procédait à la récolte des châtaignes qui constituaient à l'époque une alimentation de base pour les habitants des Cévennes. La meilleure façon de les conserver consistait à les déshydrater. Pour celà, on les étalait sur un plancher à claire-voie et on maintenait en dessous un foyer permanent pendant plusieurs jours. On obtenait ainsi des châtaignons (castagnous en patois) que l'on faisait cuire après les avoir plongés dans l'eau pendant quelques heures.

 

A l'école communale, il y avait aussi des coutumes. D'abord en ce qui concerne l'habillement des enfants: tablier noir pour tous, béret, chaussures montantes avec semelles à clous. Pour l'hiver elles étaient remplacées par des galoches à semelles de bois et la pèlerine à capuchon était nécessaire pour le froid ou la pluie.

 

Dans chaque classe, un élève à tour de rôle devait allumer le poêle, une demi-heure avant la rentrée des élèves, avec du petit bois qu'il devait apporter de sa maison.

 

La classe débutait chaque jour par une leçon de morale d'après une maxime ou un proverbe écrit sur le tableau noir.

 


 

                                                                                        VII.      LES DISTRACTIONS et les FETES

 

Les jeunes gens et les adultes allaient au café pour se distraire en jouant aux cartes ou au billard. Mon père ne manquait pas d'y aller, le dimanche après midi, pour faire une manille avec trois autres commerçants, en buvant l'absinthe traditionnelle[1]. J'étais chargé d'aller le chercher, quand l'heure du dîner approchait, et j'avais droit à un verre de grenadine.

 

Le café du Pont d'Orb était surtout fréquenté en été, car il disposait d'une grande terrasse ombragée où on pouvait jouer aux boules et aux quilles. Le soir il y avait des séances de cinéma en plein air.

 

Moi, j'allais surtout au cinéma du Grand café où on projetai les films des plus grands comiques de l'époque du cinéma muet: Max Linder, Rigadin et tant d'autres. On voyait aussi des films de Méliès l'inventeur du cinéma moderne, grâce à sa technique des trucages.

 

Les dramatiques étaient surtout des films à épisodes qui obligeaient les spectateurs à revenir au cinéma la semaine suivante. J'ai vu ainsi: Les mystères de New York, Les Vampires.

 

Il y avait des tournées théâtrales qui passaient quelques fois pour donner une représentation d'une pièce populaire. C'est ainsi que j'ai vu une "Jeanne d'Arc" spectaculaire qui disparaissait, à la fin de la pièce, sur un tas de fagots de bois truffé de feux de bengale.

 

Pour la fête locale, il y avait toujours un manège de chevaux de bois qui faisait la joie des enfants de tous âges. Des cirques miniatures venaient aussi planter leur chapiteau, sur la place de la Mairie, au moins une fois par an.

 

Pendant l'été, il y avait au camp du Larzac, sur la route de Millau, des grandes manoeuvres de l'armée par les nombreux régiments de la région. Ceux qui étaient en garnison à Béziers, Perpignan, Carcassonne, passaient par Le Bousquet d'Orb pour se rendre au camp.

 

Ils défilaient dans la ville, musique en tête, et c'était un spectacle d'un grand intérêt pour moi, surtout lorsqu'il s'agissait d'un régiment de cavalerie. Je rêvais souvent de défiler ainsi sur un cheval en jouant du tambour, ce qui n'existe pas dans l'armée française de cette époque mais que j'ai vu plus tard dans des régiments étrangers.

 

Pendant la belle saison, nous allions passer la soirée du dimanche à Lamalou les Bains, station thermale située sur la rive droite de l'Orb, à 20 Km en aval du Bousquet d'Orb. Vers 16 heures, mon père attelait le cheval et ma mère mettait dans des paniers les victuailles pour le dîner champêtre. Nous nous installions à la Vernière, sur les bords de l'Orb, dans le parc de la source thermale qui donnait une eau pétillante, digestive et agréable à boire.

 

Après le repas, nous allions au Casino où des troupes de comédiens et des artistes lyriques donnaient des représentations théâtrales, des opérettes et opéras comiques. Vers minuit,  nous rentrions chez nous, au petit trot du cheval qui mettait une bonne heure pour faire le trajet du retour. Ma mère me prenait dans ses bras et j'étais vite endormi.

 

Il Y avait au Bousquet d'Orb une fanfare très réputée qui donnait des concerts le dimanche après-midi, soit en ville aux quatre chemins, soit dans les communes des environs. Elle participait aux différentes fêtes, notamment celle du 14 Juillet qui commençait la veille par une retraite aux flambeaux suivie par la majeure partie des habitants. Le lendemain, il y avait grand bal en plein air qui se terminait tard dans la nuit.

 

Tout jeune, je faisais partie de cette fanfare où je jouais du tambour jusqu'à l'âge de 10 ans. En 1919, à ma sortie de l'école professionnelle de Mende, j'ai repris ma place à la fanfare en apprenant à jouer du saxophone. Mon départ pour Albi, l'année suivante, a mis fin à mon instruction musicale.

 

A cette époque, il y avait au Bousquet d'Orb de nombreuses fêtes tout au long de l'année. La première était la fête patronale qui avait lieu fin Janvier, pour la Saint Vincent, patron des vignerons. Elle durait trois jours du samedi au lundi. Le comité des fêtes, qui organisait les différentes manifestations faisait appel à des musiciens réputés d'un pays voisin. Il y avait des concerts dans les cafés et dans les rues, mais surtout deux bals qui duraient toute la nuit. Chaque garçon avait sa cavalière qui était aussi sa bonne amie. La salle de chaque bal était décorée au moyen de guirlandes faites avec des branches de buis, que les jeunes gens allaient chercher dans les montagnes, et garnies de fleurs en papier exécutées par les jeunes filles.

 

Le dimanche matin les membres du comité, accompagnés de l'orchestre, passaient chez les habitants pour quêter leur participation aux dépenses de la fête. En 1920, j'ai fait partie pour la première foi du comité et je me souviens que j'avais amené nos cavalières à notre jardin du Pont d'Orb pour y cueillir des violettes.

 

Ma cavalière s'appelait Jeanne Mathieu et je me suis tellement dépensé que je n'ai pas dormi pendant ces trois jours. On a dû me réveiller le mercredi matin, après 25 heures de sommeil, afin que je puisse embrasser nos cousins qui rentraient chez eux.

 

Le mardi-gras donnait lieu à un défilé qui comprenait d'abord la "danse des treilles". Les jeunes filles, en robe claire, portaient un cerceau recouvert de feuilles de vignes et de grappes de raisins qu'elles manoeuvraient au-dessus de leur tête tout en dansant et chantant une chanson folklorique. Venait ensuite la "danse du buffet" exécutée par un groupe de jeunes gens vêtus d'une chemise et d'un pantalon blancs. Rangés en file indienne, chacun d'eux tenait avec les deux mains un soufflet semblable à ceux qui servaient autrefois pour activer le feu de bois dans la cheminée (en patois "oun buffet"). Ils manoeuvraient le soufflet en dirigeant la pointe vers le derrière de celui qui le précédait. La file se déplaçait sur une trajectoire sinueuse en inversant le sens de circulation et en chantant (en patois)

 

            Toutchour mé parlou dé mas caoussas

            Chamaï mé las pétassou pas

            E buffas y al traou (bis)

            De la mèra Pétaou

 

Traduction : Toujours on me parle de mon pantalon

            Jamais on me le répare

            Et souffle y au trou (bis)

            De la mère Pétaou

 

Le cortège se terminait par le char des cocus. Dans la charrette, traînée par un cheval, se trouvait le Président du comité des fêtes, avec plusieurs bonbonnes de vin rouge. Au fur et à mesure que le cortège avançait, on faisait monter dans la charrette les jeunes gens qui s'étaient mariés depuis le dernier mardi-gras et on les obligeait à boire du vin après avoir mis sur la tête une belle paire de cornes de vache. Les récalcitrants étaient poursuivis jusque dans la montagne et rattrapés par les jeunes du comité des fêtes, le tout dans la joie et la bonne humeur.

 

Le soir du mardi-gras il y avait un bal masqué, ce qui m'amusait beaucoup car mon père faisait la location de travestis et vendait des masques. Les clients venaient s'habiller dans le salon de coiffure en Arlequin, en Pierrot ou en Paillasse. Mon père me laissait choisir le plus beau déguisement pour enfants et j'étais très fier.

 

Pour la St Fulcran, qui a lieu au mois de Mai, la majeure partie des habitants de la région se rendait à Lodève où avait lieu la fête du Saint, ancien évêque de Lodève, mort en l'an 1006. Après la messe célébrée dans la cathédrale, il y avait une procession dans la ville avec les reliques du Saint. Ensuite, la plupart des participants se rendaient dans les auberges et les cafés pour y déjeuner, alors que les autres étaient invités chez des parents ou des amis. L'après-midi était consacré aux amusements de la fête foraine avec tout un éventail d'attractions diverses: manèges, tirs, loteries, etc...

 

A Truscas, petit village situé entre le Bousquet et Avène les Bains, dans la haute vallée de l'Orb, un riche habitant avait légué à la commune une certaine somme pour assurer une distribution gratuite de pain béni à ceux qui venaient assister à la messe le jour de l'Ascension. Tous les ans, une nombreuse assistance venait profiter de cette généreuse distribution de miches de pain d'une livre. La cérémonie était suivie d'un pîque-nîque général dans les prairies qui bordent la rivière et la gaîté était de rigueur.

 

Pour la Saint Jean, dès la nuit tombée, on allumait des grands feux un peu partout avec des sarments de vigne et, dans l'euphorie du nouvel été, on sautait dans les flammes. Le plus grand de tous ces feux était sur la place de la Mairie, mais il était réservé aux adultes admirés par une foule nombreuse.

 

Pour le 15 Août, un grand nombre d'habitants de Lunas et des communes voisines se rendaient à Notre Dame de Nize, située dans une petite vallée au nord-est de Lunas. On assistait d'abord à la messe dans la petite chapelle et puis c'était le repas champêtre par groupes, avec l'omelette traditionnelle. On chantait, on racontait des histoires on riait dans une bonne humeur amicale.

 

Les vendanges étaient à la fois une fête et une période de travail intense et pénible. Chaque famille avait plusieurs vignes et on s'aidait mutuellement pour rentrer la récolte dans les meilleures conditions.

 

Un groupe de vendangeurs, appelé "colle" comprenait 7 à 8 coupeurs (femmes et enfants), 1 videur de paniers, 2 porteurs de comportes et 1 charretier. Chaque coupeur suivait une 'rangée de souches en respectant l'avance des autres coupeurs. Si un coupeur oubliait une grappe, la sanction consistait à lui barbouiller le visage, par surpris avec cette grappe. Le travail des coupeurs était très pénible car il fallait être constamment courbé vers le sol. Dès qu'un panier était plein de raisins, le videur venait le prendre en mettant un panier vide à la place. Le panier était vidé dans la comporte et les raisins tassés au fur et à mesure au moyen d'une masse en bois. Une comporte pouvait contenir 80 Kgs de raisins, en moyenne, ce qui donnait 50 litres de vin.

 

Les porteurs déplaçaient les comportes pleines vers la route au moyen de barre de bois, en apportant des comportes vides auprès des coupeurs. Ils chargeaient la charrette qui partait alors vers la cave où les raisins étaient vidés dans une grande cuve en bois.

 

A cette époque, on écrasait encore les raisins avec les pieds. Cette opération s'appelait le "trouillage" et c'était notre garçon coiffeur qui était chargé de ce travail. Il voulait bien que je "trouille" à côté de lui et je prenais grand plaisir à patauger dans ce jus qui était versé ensuite dans les grands foudres en bois pour la fermentation. Après une dizaine de jours, on soutirait le vin et on pressait les grappes pour en extraire le reste du vin. Le marc était distillé pour faire de l'eau de vie.

 

Toutes ces opérations se passaient dans une ambiance de gaîté et de bonne humeur. On plaisantait, on racontait des histoires drôles et on chantait. A midi on déjeunait copieusement sur place, lorsque la vigne était éloignée de la maison d'habitation.

 

Pour la Sainte Barbe, patron des mineurs, il y avait fête chez les habitants qui avaient des parents ou amis travaillant à la mine. Le soir il y avait grand bal.

 

Les fêtes de fin d'année donnaient lieu à des réunions de parents et amis dans les familles où les tables étaient bien garnies. La veille de Noël il y avait foule dans les cafés où on jouait au Loto avec des lots importants: 1er prix, un cochon - 2ème prix, dindes lièvres, faisans - 3ème prix, canards, poulets, lapins, etc.... Ensuite les habitants se rendaient à l'église pour assister à la messe de minuit suivie du réveillon. Le père Noël a toujours été généreux pour moi lorsque j'étais petit. En grandissant, je faisais semblant d'y croire encore, jusqu'au jour où j'ai trouvé dans mes souliers boueux une brosse à chaussures et une boîte de cirage!

 

Pour le jour de l'An, je recevais des bonbons, des dattes et une orange, mais aussi un écu de cinq francs en argent que me donnait ma marraine.

 


 

                                                                                                                               VIII.      MES ACCIDENTS

 

Lorsque mon grand père allait à la vigne il me prenait souvent avec lui sur la voiture. En 1909 nous avions un petit cheval noir qui s'appelait Négro. Il était un peu fougueux et, un jour, en arrivant à la vigne il est parti brusquement dès que mon grand père est descendu de la voiture. Je me suis cramponné au siège mais ma position n'était guère tenable, car chaque fois qu'une roue heurtait une souche la voiture était déportée, tantôt à gauche, tantôt à droite. Heureusement, il y avait un arbre (pêcher ou olivier) dont le tronc est venu se coincer entre le châssis de la voiture et la roue. Mon grand père a pu maîtriser le cheval et j'en étais quitte pour la peur. Mais ma mère n'a plus voulu que j'aille à la vigne avec la voiture.

 

A cette époque, il n'y avait pas de maternelle dans les écoles publiques, mais le Curé avait organisé une garderie d'enfants avec l'aide bénévole d'une dame d'un certain âge. Ma mère m'y conduisait l'après-midi afin d'être plus libre pour son travail. Un jour un petit camarade a découvert dans le tiroir de la table de nuit de ses parents, un révolver qui ressemblait aux pistolets d'enfants dont ses camarades étaient pourvus. Il l'a pris et emporté à la garderie, caché dans son tablier, puis il l'a prêté à mon cousin Albert Maurel. Celui-ci a bien vu qu'il s'agissait d'un vrai révolver et, pour jouer avec, il a essayé d'enlever les balles. Ne pouvant y parvenir il m'a dit: "mets toi devant moi pour me cacher et j'arrêterai les balles avec la main", raisonnement qui paraissait logique à un enfant de cinq ans. Le coup est parti et après avoir traversé sa main, la balle m'a touché sur le côté droit au niveau du rein. Il s'est levé et en passant sa main sur le visage, il était couvert de sang. On s'est précipité sur lui et on l'a conduit à sa maison qui était toute proche. Moi, j'étais allongé par terre et on s'est alors aperçu que j'étais blessé. Le docteur est arrivé et a cherché a retirer la balle. Ne la trouvant pas il a demandé aux enfants de la rechercher dans la salle et, heureusement, on l'a trouvé sous un banc; il ne restait plus au docteur qu'à panser la plaie et au bout de quelques jours j'étais rétabli.

 

Comme tous les enfants remuants et batailleurs, j'ai reçu au cours de mon enfance pas mal de coups avec plaies et bosses. Mais une fois, à l'âge de 10 ans, j'ai été sérieusement touché. C'était un jeudi et nous avions décidé de livrer une bataille sur la colline située derrière l'école, en bordure du ruisseau de Rouffiac. Nous étions divis en deux camps et le tirage au sort avait placé le notre au bas de la colline. J'étais chargé de faire une attaque de diversion en pénétrant dans le bois et, après avoir remonté la pente, il me fallait longer un mur sans être vu de l'adversaire.

 

Malheureusement une sentinelle m'a vu et m'a attendu au bon endroit avec une grosse pierre dans les mains. J'étais courbé vers le sol et ne pouvais voir le danger. Le choc a été brutal, en raison du poids de la pierre et de la hauteur de chute.

 

Les "brancardiers" sont arrivés avec le drapeau blanc et comme j'étais dans le coma et couvert de sang, ils m'ont amené chez mes parents. Ma mère, affolée a appelé le docteur qui a constaté un traumatisme crânien, sans fracture, mais avec une plaie sur le côté du cuir chevelu. Si la pierre était tombée en haut du crâne mon compte était bon.

 

Un pari stupide a failli nous coûter la vie, à moi et à deux de mes camarades. Nous étions convaincus que nous pourrions nous baigner dans la rivière le jour de Pâques. Nos autres camarades prétendaient que c'était  impossible, alors nous avons tenu le pari.

 

Pendant la semaine sainte, il est tombé cette année là, des trombes d'eau sur le pays. La rivière avait tellement grossi que les berges étaient inondées d'une eau boueuse et il y avait un fort courant. Nos camarades nous harcelaient en disant que nous allions nous dégonfler ce qui constituait une injure pour nous. Alors, le dimanche après Vêpres, nous avons mis notre projet à exécution, sous le regard narquois de nos camarades qui espéraient encore un abandon.

 

N'ayant pas pu prendre nos caleçons, nous sommes entrés tou1 nus dans une eau glacée et le courant très fort a bien failli nous emporter tous les trois. Le pari étant gagné nous sommes sortis tout fiers de cette aventure. Moi je m'en suis tiré avec une bonne fessée par ma mère, mon cousin Jules Bonhiomme était couché le lendemain avec une jaunisse et mon autre camarade, Marcel Combes était atteint d'une broncho-pneumonie. Par la suite sa santé s'est détériorée et il est mort à 25 ans de la tuberculose.

 

Le 31 Juillet 1916, j'ai quitté l'école communale, après avoir passé mon certificat d'études. Le lendemain, premier jour des vacances, nous avions convenu avec un camarade qui habitait à la gendarmerie, d'aller à Lunas en vélo pour assister à la confirmation. J'étais impatient de partir et, ne le voyant pas arriver à l'heure prévue, je suis allée à sa rencontre. Dans le bas de la descente j'allais à vive allure lorsque, tout à coup, une vieille dame est sortie de l'église. Etant sourde, elle n'a pas entendu ma sonnette et j'ai essayé de passer derrière elle. A ce moment, elle m'a aperçu et elle a fait demi tour. Le choc étant inévitable, je me suis trouvé sur la chaussée avec le vélo et la vieille dame sur moi. Mon père alerté par des voisins est venu me chercher et le docteur, appelé aussitôt, a constaté une fracture du tibia de la jambe gauche. Je suis resté couché pendant un mois avec ma jambe plâtrée et mes camarades venaient à tour de rôle me tenir compagnie. Ensuite j'ai marché à l'aide de béquilles, puis d'une canne pendant deux mois.

 

Drôles de vacances!

 


 

                                                                                                                 IX.      LA GUERRE de 1914-1918

 

Le 1er Août 1914, nous étions en train de nous baigner, mes camarades et moi, près du pont de chemin de fer. Tout à coup, nous entendions des sonneries de clairons et de tambours qui semblaient provenir de la place, de la Mairie. Vite habillés, nous courûmes vers cette place où un défilé commençait à se former. Nous apprîmes que la mobilisation générale venait d'être annoncée et nous prîmes place dans le cortège qui parcourut les rues de la ville et des hameaux voisins.

 

Le lendemain, toute la population était à la gare pour accompagner la majeure partie des hommes de 21 à 45 ans qui, par des trains spéciaux, devaient se rendre dans leur centre de mobilisation. Sur les wagons on pouvait voir des inscriptions à la craie telles que: "à Berlin dans 8 jours", "mort aux boches", etc.... Les hommes chantaient des refrains patriotes, mais les femmes pleuraient. A cette date, mon frère était sur le point de terminer ses deux ans de service militaire; il n'était donc pas parmi les partants. Par contre, notre garçon coiffeur, Edouard Villard, était mobilisé et mes parents l'accompagnaient à la gare. Mon père n'était pas mobilisable, ayant dépassé la limite d'âge de la 1ère réserve, mais il fut réquisitionné dans la garde civile.

 

Très vite les premiers trains de blessés passèrent en gare à destination des hôpitaux de la région. Pendant l'arrêt, les habitants distribuaient des bouteilles de vin et des gâteaux aux blessés qui portaient encore l'uniforme à pantalon rouge, véritable cible pour l'ennemi. Plus tard, les soldats furent vêtus de "bleu horizon" et le nombre de blessés diminua, d'autant plus que le front s'était stabilisé et que les deux armées s'étaient installées dans les tranchées.

 

La population participait à la guerre sous différentes formes. Le soir on faisait de la charpie, avec des draps usés, qui servait à faire des pansements. On faisait aussi des colis pour les prisonniers. Sur l'appel du gouvernement les habitants portaient leurs pièces d'or au percepteur, contre des billets de banque et remise d'un certificat de civisme.

 

En 1915, les premiers permissionnaires arrivèrent et ils furent choyés dans leur propre famille et dans celles des autres mobilisés. Au café, les consommateurs les entouraient pour écouter des récits de batailles. Mais il y avait les familles qui recevaient l'avis de décès de leur enfant ou même du chef de famille. Leurs noms au nombre de 66 figurent sur le monument aux morts.

 

Mon frère ne courait aucun risque, ayant conservé l'emploi de télégraphiste, à la Préfecture maritime de Toulon, qu'il occupait pendant son service militaire. De plus, étant fonctionnaire, il a perçu son traitement pendant toute la durée de la guerre, ce qui lui permettait d'avoir une chambre en ville. Mais cette liberté l'a conduit aux jeux et aux femmes, ce qui a altéré sa santé et son caractère. Ses fiançailles qui avaient été célébrées avant la guerre avec une jeune fille de bonne famille, ont été rompues.

 

Dès les premiers jours de la guerre, les activités festivales de la commune furent suspendues et celà jusqu'à l'armistice. Plus de fanfare, de fête patronale, de bals. Plus de troupes de passage, ni de cirques. Nous avions un phonographe avec de nombreux disques et le tout fut monté au grenier avec défense d'y toucher. Dans le pays il y avait une atmosphère de peur et d'angoisse.

 

On voyait des espions partout; la nuit on gardait les ponts et la poudrière de la mine. Certains prétendaient que, derrière les panneaux publicitaires du "Bouillon Kub", il y avait le plan la ville avec indication des lieux vulnérables. Le Maire fit enlever ces panneaux, pour calmer la population, mais il n'y avait rien derrière!

 

Sur les murs, à l'intérieur des locaux publics et dans les wagons de chemin de fer, il y avait des affiches portant l'inscription :

Taisez-vous, Méfiez-vous,

Les oreilles ennemies vous écoutent.

 

Le 11 Novembre 1918, l'armistice qui mettait fin à la guerre était signé et une joie indescriptible se manifesta parmi les habitants. A l'école, on nous avait accordé quelques jours de congé, afin que les élèves puissent se joindre aux réjouissances familiales. Avec plusieurs copains, nous nous sommes réunis pour fêter cet heureux évènement et chacun avait apporté une bonne bouteille prélevée dans les réserves paternelles. Nous avons bu copieusement et la cuite qui en est résultée me laisse encore un mauvais souvenir, tellement j'ai été malade pendant la nuit qui a suivi cette beuverie.

 


 

                                                                                                                                                        X.      MES ETUDES

 

Mon père aurait bien voulu que j'apprenne le métier de coiffeur, afin que je puisse assurer le maintien dans la famille, du magasin qu'il avait créé. C'est ainsi que, dès mon jeune âge, j'ai commencé à savonner les clients qui venaient se faire raser et, comme j'étais trop petit, on m'avait confectionné un petit banc.

 

Le dimanche je tachais de me soustraire le plus possible à ce travail, afin de pouvoir jouer avec mes camarades. De toute façon ce métier ne me plaisait guère et je m'arrangeais pour saboter mon ouvrage. Un jour j'ai mis le blaireau dans la bouche d'un client qui, à mon avis, parlait trop. Un jeudi après-midi, mon père m'a demandé de garder le magasin pendant qu'il allait à la pêche. Mes camarades sont venus me tenir compagnie et nous étions en train de jouer lorsqu'un petit garçon est venu pour se faire couper les cheveux. Histoire de rigoler et d'épater mes copains j'ai donné un coup de tondeuse du cou jusqu'au front et ensuite d'une oreille à l'autre. De sorte que l'enfant avait une belle croix sur la tête lorsqu'il est rentré chez lui. Sa mère est venue faire du scandale au magasin, mon père a réparé ce mauvais travail, mais il a compris que je n'avais pas les dispositions voulues pour faire ce métier. Mes parents ont alors décidé de vendre le fonds de coiffeur en 1918 et de me faire poursuivre mes études au collège de Millau, comme pour mon frère.

 

A cause de mon accident relaté plus haut, je suis rentré au collège avec un mois de retard et, compte tenu de mon âge avancé, mon père avait demandé que je saute la 6ème. Aussi, j'ai eu bien du mal à me faire des camarades et, au début, j'ai souffert de cet isolement. Lorsque j'écrivais à mes parents, les larmes tombaient sur la lettre et tachaient mon écriture. Commencer l'enseignement secondaire en 5ème était une erreur et j'avais du mal à m'y adapter. La nourriture étant mauvaise et insuffisante, je réussis à convaincre mes parents pour qu'ils me changent d'école.

 

Mon cousin Albert Maurel, dont la blessure de sa main n'avait laissé aucune trace, faisait ses études à Mende (Lozère) à l'Ecole Pratique de Commerce et d'Industrie. Mes parents ont accepté de m'y envoyer afin de préparer le concours d'entrée aux Arts & Métiers. Là, aussi, j'ai sauté une classe mais comme j'avais des dispositions pour l'enseignement technique, j'ai eu vite fait de rattraper mes camarades.

 

Mende est situé en plein massif central, dans à 730 mètres d'altitude. Il y fait très froid l'hiver et neige de novembre à fin mars. Le dortoir, qui comprenait n'était pas chauffé et le plus souvent les canalisations étaient gelées. Dans ce cas nous faisions notre toilette y avait un robinet protégé de la gelée.

 

La nourriture n'était pas bonne et nettement insuffisante pour notre appétit. Le matin un bouillon dans lequel trempait un peu de pain. A midi, un petit morceau de viande avalé en trois bouchées et remplacé le vendredi par une sardine, haricots secs ou pommes de terre comme légumes. Le dîner comportait une soupe et un légume. Un jour, pour protester contre ces portions réduites, mon cousin et moi avons mangé un plat de haricots destiné à toute la table, soit dix portions, ce qui nous a valu une bonne' correction du Directeur.

 

Le pain étant rationné, on nous le donnait moisi afin d'en manger moins. Heureusement, nous avions tous des provisions envoyées par nos parents: confiture, chocolat, fromage et nous pouvions faire porter du pain par les externes. De sorte que notre meilleur repas était le goûter de quatre heures.

 

Nous étions plusieurs camarades de l'Hérault et nous formions un groupe de chahuteurs et de bagarreurs. Au dortoir on mettait les lits en portefeuille, la nuit on renversait les lits avec l'occupant, on faisait du bruit pour réveiller le surveillant. En récréation, on attrapait un bleu pour le baptiser et, après avoir défait sa braguette, on remplissait sa culotte de neige et on la refermait. A l'étude on faisait enrager le surveillant par toutes sortes d'inventions: caoutchouc dans le poêle ou chiffons dans le tuyau, insectes bruyants ramenés de la promenade, etc. Mon cousin Albert et moi, nous avons eu un jour une idée de sabotage qui a atteint un but dépassant nos prévisions. Nous avons enlevé les lampes électriques de la salle d'études, puis nous avons introduit des rondelles de papier dans les douilles et avons replacé les lampes. Lorsque le surveillant a voulu allumer les lampes, il n'y avait pas de lumière. Il a appelé le Directeur de l'école qui, après avoir vérifié que les fusibles étaient intacts, a fait appel à un électricien. Celui-ci a pensé qu'il s'agissait d'un mauvais contact dans les raccords des fils électriques. Il a commencé par démonter les baguettes et au bout d'une heure toute l'installation était mise à nue. Les fils pendaient sur tous les murs et toujours pas de lumière. C'est alors qu'il a eu l'idée de vérifier les douilles, chose qui était impensable puisque plusieurs douilles ne peuvent pas se détériorer en même temps. Quand il a aperçu la rondelle de papier il a compris l'origine de la panne. Le Directeur s'est mis en colère, nous a traité de tous les qualificatifs et il a exigé que les coupables se dénoncent. Comme nous n'avions pas eu de témoins pendant notre mauvaise action, nous sommes restés muets, la sanction aurait été trop lourde.

 

Notre surveillant était petit et gros et on l'appelait "plein de soupe". Lorsqu'il nous conduisait à la promenade, le dimanche, il avait tendance à s'endormir pendant que nous jouions. D'où l'idée de lui faire une blague lorsque, ayant remarqué que l'heure du retour était arrivée, notre "plein de soupe" dormant toujours, nous nous sommes mis en rangs et avons regagné rapidement l'école sans lui. Arrivés dans la cour, nous sommes restés bien alignés et le Directeur qui assistait toujours de sa fenêtre au retour de promenade, a constaté l'absence du surveillant. Descendu dans la cour, il nous demandait une explication, lorsque le surveillant a fait son apparition tout essoufflé. Il s'est embrouillé dans toutes sortes d'explications, car il ne pouvait pas dire qu'il s'était endormi. Il a donc été sévèrement admonesté par le Directeur.

 

En classe, j'étais très attentif aux leçons des professeurs et j'avais de bonne notes aux compositions. J'étais très fort en "math" et un des premiers en dessin et à l'atelier. Aussi, le Directeur a écrit à mes parents pour leur signaler que j'étais capable de me présenter au concours d'entrée aux Arts & Métiers.

 

Malheureusement pour moi, mes parents n'étaient plus en mesure de payer mes frais de pension et de scolarité, pour les raisons indiquées plus haut. Mon père a donc répondu négativement à la proposition du Directeur et demandé ma sortie de l'école. J'ai passé l'examen de fin d'études industrielle et, classé deuxième, j'ai obtenu le diplôme d'ajusteur dessinateur qui correspondait alors au C.A.P. d'aujourd'hui.

 

J'ai quitté l'école le 31 Juillet 1919, à l'âge de 15 ans, alors qu'on venait de signer le traité de paix de Versailles qui mettait fin à la guerre de 1914-1918.

 

Mes parents ont fait de grands sacrifices pour me permettre de faire des études, car à cette époque il fallait tout payer et, chaque trimestre, mes parents devaient envoyer une forte somme. C'est grâce à ces études que j'ai pu me faire une bonne situation.

 


 

                                                                     XI.      MON ENTREE DANS LA VIE PROFESSIONNELLE

 

Avec mon diplôme, le Directeur de l'Ecole Pratique de Mende, m'avait remis une lettre d'introduction pour un emploi de dessinateur à la Sté des Automobiles Chenard et Walcker de Gennevilliers. Le chef du bureau d'études de cette Société avait préparé les Arts & Métiers dans cette école et il recrutait ainsi son personnel parmi les meilleurs élèves. J'étais donc fier en arrivant chez mes parents de leur montrer cette lettre, car la construction automobile m'intéressait beaucoup. Mais ma mère a levé les bras au ciel en me traitant de fou! "Aller te perdre à Paris à ton âge, tu n'y penses pas ?" Malgré mes supplications il n'y a pas eu moyen de leur faire changer d'avis.

 

Mon parrain, qui était contremaître à l'atelier de réparation, à la Verrerie, a proposé à mes parents de me prendre avec lui et ma mère a sauté sur l'occasion. Mon frère étant parti à Pont à Mousson, elle tenait à garder son dernier fils auprès d'elle.

 

C'est ainsi que j'ai débuté à la Verrerie le 8 Octobre 1919, en qualité d'ajusteur, avec un salaire de 11 Francs par jour. Le travail consistait à réparer les moules qui servaient à la fabrication des bouteilles Après quelques semaines j'étais aussi capable que les autres ouvriers qui faisaient ce travail depuis plusieurs années. Je n'avais aucune possibilité d'avancement avant le départ en retraite de mon parrain qui était encore relativement jeune. J'ai fait comprendre à mes parents que cet emploi était bien au-dessous de ma formation professionnelle. Mon père a fait appel à ses relations et un ami d'enfance, qui était entrepreneur de travaux publics à Albi (Tarn), a consenti à me prendre à son service en qualité de dessinateur.

J'ai pris ce nouvel emploi à compter du 1er Août 1920 et ma mère m'a accompagné pour me trouver une chambre chez des particuliers. Mon salaire était de 350 F. par mois, ce qui était largement suffisant pour faire face à mes dépenses. Je payais ma chambre 20 F. par mois et ma pension au restaurant 6 F. par jour pour les trois repas. Il me restait donc 150 F. pour m'habiller et me distraire. Mon premier complet sur mesures m'a coûté 45 F. Le cinéma coûtait 1,50 F. et le théâtre 2,60 F. Un café 20 centimes et l'apéritif 50 centimes. Je faisais des économies sans me priver.

 

Le travail me plaisait beaucoup. L'entreprise était spécialisée dans la construction des usines à chaux ou à ciment. Le chef du bureau d'études me donnait à faire les dessins des ouvrages métalliques: charpentes distributeurs de trémies, réservoirs d'eau, etc....

 

Il y avait deux chantiers en cours et plusieurs projets pour lesquels les demandeurs cherchaient à se procurer le financement. Malheureusement, la crise économique qui est survenue à cette époque a stoppé les investissements et, faute de travail, mon patron a dû procéder à des licenciements. Comme j'étais le dernier rentré, j'ai fait partie de la première fournée.

 

C'est dommage, parce que je m'étais bien adapté au travail, à mon indépendance et à cette vie agréable pour un jeune homme de seize ans. Albi était une ville calme, plutôt bourgeoise, où les distractions ne manquaient pas: pièces de théâtre, chanteurs, cirques de passage, bals, concerts publics le dimanche. J'avais emporté mon vélo, ce qui me permettait de faire des ballades dans les environs.

J'ai bien cherché à me recaser dans les autres entreprises de la ville, mais la crise touchait tous les secteurs et j'ai dû retourner chez mes parents pour attendre des jours meilleurs. Je suis arrivé au Bousquet d'Orb le 30 Avril 1921.

Tous les jours je regardais les offres d'emploi dans les journaux mais, dans ce pays où la viticulture constitue le principal moyen d'existence, il m'était difficile de trouver un emploi de dessinateur industriel.

 


 

                                                                                                                       XII.      FIN DE MA JEUNESSE

 

Mon frère, qui était dans les P.T.T. à Pont à Mousson venait d'obtenir sa mutation à Paris et, après s'être marié, il est venu au Bousquet d'Orb pour présenter sa femme  à mes parents. Il leur a proposé de m'amener à Paris, pour essayer de trouver une situation, étant entendu qu'il s'occuperait de moi et me surveillerait. Alors, ma mère a consenti à mon départ qui a eu lieu fin Mai 1921.

 

J'ai été émerveillé par les splendeurs et les plaisirs de la capitale et j'étais bien décidé à y rester. Mais pour celà il me fallait trouver une situation stable. Le matin je me levais à cinq heures et je consultais les petites annonces des journaux. Je choisissais l'offre d'emploi qui correspondait le mieux à ma qualification et me rendais aussitôt à l'adresse indiquée. Lorsqu'on appelait le premier arrivé, nous étions déjà une quarantaine à solliciter la place. Il y avait des chômeurs de tous âges et certains étaient père de famille. Après une dizaine d'appelés, on nous signalait qu'il était inutile d'attendre. Je recommençais l'après-midi, avec les journaux du soir, sans résultat. Et celà a duré pendant trois semaines.

 

J'ai compris alors qu'il me serait difficile de m'intégrer dans cette grande ville, où l'individu n'est plus martre de son destin. Mais il n’était pas question de retourner dans mon pays natal pour faire le métier de mon père ou rentrer à nouveau à la Verrerie. De toute façon ma jeunesse était bien terminée et la situation devenait sérieuse.

 

Je consultais le plus de journaux possible (il n'y avait pas de bureaux de placement à l'époque) et je constatais qu'il y avait des offres d'emploi assez nombreuses dans le commerce. Mon frère m'a conseillé d'accepter n'importe quel emploi pour débuter et, c'est ainsi que je suis entré le 24 Juin 1921 dans une maison, qui faisait l'exportation de soieries vers l'Angleterre, comme employé aux écritures. Je gagnais 275 F. par mois, ce qui était juste suffisant pour ma nourriture étant logé gratuitement chez mon frère. Cette maison a fait faillite et le 30 Février 1922 je me trouvais à nouveau sans emploi. Mais pendant ces quelques mois j'avais appris des notions de comptabilité et grâce au certificat qu'on m'avait remis, j'ai pu trouver rapidement une place d'aide comptable à 450 F. par mois.

 

C'était à Levallois, dans une carrosserie automobile réputée qui travaillait surtout pour une riche clientèle. Celle-ci se faisait de plus en plus rare, en raison de la crise économique, la Direction a alors décidé de faire des carrosseries en série pour la firme Delahaye. Mais le chef de fabrication a commis des erreurs dans son calcul du prix de revient. D'où un déficit d'exploitation qui s'aggravait de plus en plus, au fur et à mesure de l'exécution d'un contrat gui ne pouvait être résilié. La faillite était alors inévitable et la plupart du personnel a cherché du travail ailleurs. Lorsque la faillite a été déclarée, en Décembre 1922, j'étais seul dans les bureaux avec la téléphoniste. Le Syndic m'a demandé de rester à mon poste jusqu'à ce que les carrosseries en cours de montage soient terminées, en me promettant de me trouver un nouvel emploi.

 

Tous les jours il me fallait embaucher de nouveaux ouvriers pour remplacer ceux qui partaient (tôliers, menuisiers, peintres, garnisseurs, etc...) Il me fallait assurer la paye, acheter les fournitures qui manquaient. Mettre la comptabilité à jour. En somme, faire le travail d'un petit patron et je n'avais que 18 ans.

 

Le Syndic m'a proposé un emploi chez un de ses confrères, avec un salaire de 500 F. par mois. J'ai accepté et, en quelques mois, je suis devenu second clerc à 700 F. par mois, le salaire doublé en fin d'année et un mois de vacances. A mon âge une telle situation était inespérée, puisque le principal clerc, qui avait plus de 40 ans, gagnait 900 F. Mais le travail ne me plaisait pas, à cause du contact permanent avec des commerçants ou industriels qui avaient fait faillite.

 

A la fin de l'année 1923, j'ai aperçu une affiche annonçant l'ouverture d'un concours pour le recrutement de dessinateurs dans les services techniques de la Ville de Paris. Je connaissais toutes les matières du programme, sauf le dessin de travaux publics (à l'école je n'avais appris que le dessin de mécanique).

 

J'ai pris des leçons à l'école spéciale de travaux publics et je me suis fait inscrire, sans grand espoir. Les épreuves écrites ont eu lieu le 25 Mars 1924, dans la grande salle du gymnase de l'Avenue Jean Jaurès. Nous étions 1200 candidats pour 100 places, avec chacun une petite table, et je me sentais perdu au milieu de cette immensité. Néanmoins, je me tirais pas trop mal des épreuves et quelques semaines après j'étais convoqué pour passer l'oral. J'ai été stupéfait en apprenant  le résultat définitif: 35ème sur 1200 !

 

C'est ainsi que j'ai débuté le 1er Octobre 1924 à la Direction des Eaux de Paris, en qualité de Commis Dessinateur avec un salaire global de 540 F. par mois, mais qui est monté rapidement au delà des 700 F. que j'avais auparavant. De toute façon, mon avenir était assuré avec possibilité d'accession à des emplois supérieurs.

 

En 1929, je me suis présenté au concours de Conducteur de Travaux, limité à 35 places, après avoir suivi des cours par correspondance et assisté aux cours du soir. J'ai été reçu 15ème sur 450 candidats et nommé à ce grade le 16 Juillet 1929.

 

Le 1er Octobre 1942, j'ai été nommé Ingénieur des travaux de Paris.

 

Nommé Chevalier du mérite agricole par arrêté ministériel du 15 Février 1954.

 

Nommé Officier d'académie par arrêté du Ministre de l'Education Nationale en date du 10 Décembre 1955.

 

Enfin, j'ai été nommé Ingénieur Divisionnaire des travaux de Paris, à compter du 1er Janvier 1962.

 

J'ai pris ma retraite le 1er Juillet 1965, après 41 années des services à la Direction des Eaux de Paris où j'étais chargé depuis 1931, de tout ce qui concerne la vente de l'eau (branchements, compteurs, facturation, encaissements, réclamations, etc....).

 

Aucun des emplois que j'ai occupés avant mon entrée à la Ville de Paris n'aurait pu me conduire à une situation aussi importante. A la fin de ma vie, je suis heureux d'avoir donné à mes deux enfants les moyens d'obtenir une bonne situation et de savoir que la continuité de la famille Commeignes sera assurée par les huit descendants masculin de mon grand père.

 

 

 

 

Aix les Bains, le 29 Janvier 1979

 


 

ANECDOTES

 

Les personnes âgées, qui vivaient à Lodève à l'époque de mon enfance, racontaient un évènement qui s'était passé en 1745, lors de la crue dévastatrice. Deux amis étaient en train de bavarder sur le sommet du vieux pont en dos d'âne qui se trouvait sur la Lergue à l'emplacement du pont Vinas actuel. Au loin, vers le Nord, le ciel était tout noir et l'orage grondait. Tout à coup, on vit la rivière grossir rapidement et un flot énorme s'avancer vers le pont. Des passants, qui étaient sur le quai, alertèrent nos deux amis qui se séparèrent aussitôt en disant (en patois),

 

- Adiou Berdel

- Adiou Coummeignès

 

Et le flot emporta le pont et les deux amis. Cette histoire prouve qu'il y avait déjà des Commeignes à Lodève, au début du XVIIIe siècle.

 

D'ailleurs, un historien a découvert dans des archives de la mairie de Lunas qu'en 1793, on avait établi des bases pour la contribution foncière des terres et des immeubles. "Des erreurs ayant été relevées, il fut  nécessaire d'avoir recours aux bons offices du citoyen Commeignes, greffier de la municipalité de Neffiés qui avait travaillé pour le District de Lodève en qualité de calculateur pour la contribution foncière".

 

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Lorsque mon père et M. Carrel partaient en tournée pour vendre de l'huile d'olive' il leur arrivait de s'arrêter dans des hôtels anciens et sans confort. Un soir, ils étaient couchés dans la même chambre et, à la lumière d'une bougie, ils faisaient le bilan des commandes de la journée. Un bruit insolite éveilla leur attention et mon père vit un gros rat disparaître dans un trou de plancher. Il se leva, prit la bougie de la main gauche, son soulier de la main droite et se dirigea vers le trou. En se baissant, le pompon de son bonnet de nuit vint frôler la flamme de la bougie et aussitôt une lueur éclaira toute la chambre. Mon père, qui ne voyait pas que le feu était au-dessus de sa tête, cria "Au feu, au feu" ! Et M. Carrel riait tant qu'il pouvait.

 

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Alors qu'ils étaient en tournée dans les villages voisins du Bousquet d'Orb, mon père conduisit M. Carrel chez une institutrice de forte corpulence qui venait d'être nommée dans un de ces villages.

 

Après avoir goûté l'huile, elle en commanda 10 litres et, lorsque M. Carrel lui demanda à quelle adresse il fallait faire la livraison, elle répondit "Mademoiselle Congras à Caunas". M. Carrel ne pu s'empêcher de rire bruyamment et s'excusa aussitôt. "Je vous comprends, dit-elle, ce sont ces messieurs de Montpellier qui m'ont fait une sale blague en me nommant dans ce village. J'ai fait plusieurs réclamations, mais comme on trouve celà drôle, je suis toujours là.

 

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La mine du Bousquet d'Orb utilisait une grande quantité d'explosifs pour le percement des galeries d'extraction du charbon. Ces explosifs étaient stockés dans une poudrière, bâtiment massif, situé sur le chemin du Rouffiac, à quelques centaines de mètres de l'agglomération. Il y avait un gardien qui était logé à part, dans un pavillon, avec sa femme et ses deux enfants. Un jour, on vit arriver sa femme en courant, le visage couvert de sang. Son mari, dans une crise de folie, venait de la chasser à coups de fusil. On appela les gendarmes qui montèrent à la poudrière pour maîtriser le forcené. Celui-ci s'était barricadé et il menaçait de faire sauter la poudrière si on approchait. Toute la population était en émoi, car il y avait suffisamment d'explosifs pour faire sauter toute l'agglomération. Les gendarmes essuyèrent quelques coups de fusil et devant une telle résistance, ils firent semblant de se retirer. Un habitant, qui connaissait bien la montagne située derrière la poudrière, fit un grand détour pour pénétrer dans la cour qui séparait le pavillon d'habitation de la poudrière. Il coupa le cordon bick-ford, qui était destiné à faire sauter les explosifs, et tira plusieurs coups de fusil pour détourner l'attention du gardien. Les gendarmes passèrent aussitôt à l'action en pénétrant dans la maison où ils réussirent à le maîtriser Il termina ses jours à l'asile d'aliénés d'Aniane près de Montpellier.

 

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Mon père était un grand pêcheur et, par contre, il n'aimait pas la chasse. Il  se contentait de vendre des fusils et des munitions à ses clients. Ayant reçu un nouveau modèle de fusil, très précis, il en fit tellement d'éloges que les chasseurs l'invitèrent à la battue aux sangliers prévue pour le dimanche suivant. "Je te placerai à un endroit où le sanglier est obligé de passer, dit un des chasseurs, avec ton fusil tu ne pourras pas le manquer". Pris au mot, mon père ne pouvait pas refuser.

 

Le groupe des chasseurs et la meute des chiens partirent au petit jour et mon père se mit en poste à l'emplacement qui lui avait été réservé. C’était au bord d'un sentier où le sanglier devait déboucher à une vingtaine de mètres.

 

Pendant que les autres chasseurs rabattaient le gibier, avec les chiens, mon père raisonnait autrement que dans son magasin. Le fusil n'était peut être pas aussi précis qu'il espérait! Si le sanglier était seulement blessé, il pourrait se jeter sur lui. Autant de raisons pour se mettre à l'abri. Voyant un bel arbre à proximité, mon père y monta et bien installé entre deux maîtresses branches, il attendit les évènements. Tout à coup, les aboiements des chiens se rapprochèrent, les appels des chasseurs se firent entendre et des coups de fusils claquèrent. Mon père s'attendait à voir le sanglier dans la ligne de mire de son fusil' mais se furent les chasseurs qui venaient lui, annoncer la mort de la bête. Les plaisanteries et les quolibets s'abattirent sur mon père et il jura, mais un peu tard, qu'on ne le reprendrait plus.

 

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Mon oncle Ernest, qu'on appelait Bosco comme mon père, était à la fois bon chasseur et bon pêcheur mais les moyens qu'il employait n'étaient pas toujours réglementaires. C'était la bête noire des gendarmes qui couraient souvent après lui sans pouvoir le prendre en flagrant délit. Cependant, un jour, il se fit prendre en train d'attirer les oiseaux en imitant leurs cris. Il fut convoqué au tribunal de Lodève sous l'inculpation de "chasse aux oiseaux au moyen d'appeaux" Les appeaux étaient des sortes de sifflets qui permettaient d'imiter les cris de certains oiseaux. Mon oncle fit remarquer au Président du Tribunal qu'il imitait lui-même les cris d'oiseaux sans se servir d'appeaux. Le Président le mit à l'épreuve et mon oncle imita si bien les cris des perdreaux, cailles, et alouettes, que le Tribunal estima l'absence d'infraction à la loi, qui interdisait seulement l'usage des appeaux. Mon oncle fut acquitté, à la stupéfaction des gendarmes et à la satisfaction du public qui assistait à l'audience du Tribunal.

 

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Lorsqu'on avait besoin d'un lièvre, d'un lapin, ou d'un plat de truites pour un repas de cérémonie, on faisait appel à "Bosco" qui était connu de tous les habitants de Lunas et des environs. Il exerçai le métier de coiffeur, mais souvent absent lorsqu'un client se présentait pour la barbe ou la coupe des cheveux. Sa femme avait d'ailleurs appris le métier pour pouvoir le remplacer en cas de besoin

 

En outre, il n'apportait pas toujours dans son métier le soin nécessaire pour satisfaire ses clients. C'est ainsi qu'une fois, il était en train d'en raser un et la barbe était à moitié rasée, lorsqu'un chasseur vint lui rapporter un chien nommé "Trissou" que mon oncle lui avait vendu et qui n'avait aucune des qualités d'un chien de chasse. Une longue discussion s'engagea, mon oncle persistant à vanter la valeur de ce chien, lorsqu'un autre client entra et demanda à mon oncle s'il avait un chien "truffier" à vendre. C'était une belle occasion pour conclure la discussion avec le chasseur et ce nouveau client se décida à acheter "Trissou" dont mon oncle venait de vanter tous les mérites pour la recherche des truffes. Après une heure d'attente, le premier client fut enfin rasé.

 

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En plus du métier de coiffeur, mon oncle faisait aussi du commerce. Il vendait des motos d'occasion, des chiens, des appareils d'éclairage pour les fermes, dés vélos, des fusils de chasse, etc...

Mais pour écouler plus facilement sa marchandise il la cédait avec des facilités de paiement et, comme il n'avait pas d'ordre, il oubliait souvent de se faire payer. De sorte que son commerce était déficitaire, au grand désespoir de sa femme qui manquait toujours d'argent pour faire vivre la famille.

 

Mon père l'avait pris comme associé pour faire le cinéma ambulant dans les communes des environs. Mon oncle était surtout chargé de faire rire les spectateurs pendant la projection des films muets de l'époque. IL parlait sans cesse et commentait d'une façon humoristique les situations qui se déroulaient sur l'écran. C'est ainsi qu'il mettait la main sur l'objectif de l'appareil en disant "Je vous cache cette scène parce qu'elle est trop triste" et il décrivait ce qui se passait (agonie d'un malade, enterrement, etc....). C'est lui qui faisait la quête à l'entracte car il avait le don de faire sortir le porte monnaie de la poche des spectateurs ravis.

 

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Mon oncle Ernest avait un caractère aventureux et il avait toujours des solutions originales pour se tirer d'un mauvais pas.

 

Circulant en vélo en pleine nuit et sans éclairage, il fut arrêté par les gendarmes qui s'apprêtaient à lui dresser procès-verbal. Il leur expliqua que sa lanterne acétylène venait de s'éteindre parce qu'il n'y avait plus d'eau dans le réservoir. Comme les gendarmes restaient incrédules sur cette explication il eut une idée géniale. Il leur dit "si vous le permettez je vais vous montrer que j'ai dit la vérité". Il se retourna fit pipi dans le réservoir et demanda une allumette aux gendarmes. Comme il restait un peu de carbure dans la lanterne, celle-ci s'éclaira aussitôt et les gendarmes renoncèrent à dresser le procès-verbal.

 

Sa belle-fille et la mère de celle-ci s'apprêtaient à prendre le train un jour d'hiver pour aller à Montpellier, lorsqu’elles le rencontrèrent. Cà tombe bien, dit mon oncle, je vais justement à Montpellier faire réparer l'éclairage de ma voiture et je vous ramènerai dans la soirée. Le voyage s'effectua sans difficulté, mais le soir lorsqu'il retrouva ses deux voyageuses, il leur dit qu’on n’avait pas pu réparer son éclairage, mais qu'il connaissait bien la route et que tout irait bien. Jusqu'à Lodève ils eurent un beau clair de lune, mais à partir de là et, notamment dans la montée de la baraque de Bral, il y avait un brouillard intense et, comme cette route comporte de nombreux virages au-dessus de précipices, la poursuite du voyage paraissait impossible. C'est alors que mon oncle eut une idée originale. Il avait dans le coffre de sa voiture une vieille lanterne de fiacre. Il alluma cette lanterne, la donna à sa belle fille en lui disant "tu marches en restant au milieu de la route et je suivrai avec la voiture en étant guidé par la lumière de la lanterne. Ainsi fut fait et ils arrivèrent après plus d'une heure au sommet de la côte. Sur l'autre versant le ciel  était dégagé et le voyage pu ainsi se terminer, mais ses compagnes eurent bien peur.

 

Alors qu'il revenait en voiture de Béziers, avec sa femme, il fut surpris par la nuit. Pas possible d'allumer les phares car, utilisant le plus souvent des vieilles voitures, l'éclairage ne fonctionnait pas (panne de dynamo vraisemblablement). A cette époque les routes n'étaient pas goudronnées et elles paraissaient blanches dans la nuit. Avec un ciel étoilé on pouvait rouler sans éclairage, mais entre Faugères et Bédarieux la route passe dans un tunnel situé sous le col du Buis. Sa femme ne voulait rien savoir pour franchir cette difficulté sans éclairage, l'accident étant certain. Il arrêta sa voiture et lui expliqua la marche à suivre: "tu tends ton bras droit à travers la portière et quand tu touchera le mur tu criera, j'obliquerai vers la gauche. Moi, je tendrai le bras gauche et si je touche le mur j'obliquerai vers la droite".

L'expérience réussit parfaitement, après de nombreux zig-zags, et ils se retrouvèrent à l'autre bout du tunnel sans encombre.

 

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Mon oncle était un véritable casse-cou et il lui arriva de nombreux accidents avec plaies, bosses, bras cassés, etc.....

 

Virtuose de l'accordéon, il était très demandé dans les cérémonies de mariage pour faire danser les invités. Une fois qu'il revenait d'un mariage en moto, après plusieurs nuits sans sommeil, il se retrouva dans le lit de la rivière qui bordait la route. Il expliqua alors qu'en essayant de dormir d'un oeil, le droit, puis le gauche, les deux yeux se fermèrent en même temps malgré lui.

 

Il avait fait l'acquisition d'une voiturette automobile qu'on appelait, à l'époque, cycle-car. C'était un véhicule léger muni d'un moteur de moto et d'une carrosserie rudimentaire. Un jour qu'il arrivait à un croisement il vit surgir sur sa droite un gros camion. N'ayant pu s'arrêter à temps, il vint s'encastrer entre la roue avant et l'essieu arrière du camion. Le cycle-car fut aplati comme une galette, mais il eut la présence d'esprit de sauter avant le choc et s'en tira avec quelques plaies.

 

Un jour qu'il rentrait d'une tournée de braconnage en montagne, il vit sur la table de la cuisine une bouteille qui semblait contenir du vin blanc. Comme il avait très soif il s'en versa un verre et dès que le liquide fut dans sa bouche il se rendit compte de sa méprise. En fait, la bouteille contenait du "lessif", produit qui sert à confire les olives. Il rejeta aussitôt cette potion mais le mal était fait et sa langue se mit à grossir à tel point qu'elle ne pouvait plus contenir dans sa bouche. Il resta ainsi 48 heures dans ce triste état.

 

Une autre fois, il passait au Bousquet d'Orb en moto et, en arrivant devant le magasin de mon père, des chiens qui rôdaient dans la rue se jetèrent sur la moto et mon oncle se retrouva par terre inanimé. Relevé dans le coma on le fit transporter chez lui et, dans le pays, on le crût mort. Mais, le lendemain matin, il se leva à 6 heures et dit à sa femme "il faut que j'aille voir le curé du Bousquet qui m'attend pour acheter ma moto".

 

Malgré tous les accidents qu'il a eu et les nuits passées à braconner ou à dormir à la belle étoile, il a vécu jusqu'à l'âge de 92 ans.

 

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Pendant mon enfance, trois de mes camarades sont décédés dans des circonstances tragiques. Le premier est mort en 48 heures victime d'une maladie qui faisait des ravages à l'époque: la diphtérie appelée communément "le croup".

 

Le second, fils unique du maréchal ferrant, s'est noyé à l'âge de 12 ans, au cours d'une baignade avec un groupe de camarades qui l'ont tiré de l'eau rapidement, mais n'ont pu le ranimer.

 

Le troisième a été victime de sa gourmandise. Alors qu'il regagnait le collège de Paulhan, où il était pensionnaire, il profita de l'arrêt en gare de Bédarieux, avant de changer de train, pour acheter une livre de "biscotins", spécialité de cette ville. Ce biscuit avait la particularité d'absorber une grande quantité de liquide (comme une éponge). Il mangea gloutonnement son paquet de biscotins et, en arrivant au collège, il but une grande quantité d'eau pour étancher sa soif et puis se coucha. Le lendemain, on le trouva mort dans son lit, étouffé par son estomac qui, en se dilatant, avait bloqué la respiration.

 

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Il y avait dans un petit village, situé à une dizaine de kilomètres du B0usquet d'Orb et qui s'appelle Le Coural, une femme qui était un véritable phénomène. Elle avait l'aspect d'un homme avec une forte carrure, des bras musclés, des mains et des pieds de grande dimension et une belle barbe noire. Et pourtant à l'état civil on l'avait enregistré du sexe féminin, car il lui manquait quelque chose. Elle passait quelques fois au Bousquet d'Orb avec sa charrette, vêtue d'une longue jupe qui tombait sur des chaussures énormes, sa barbe étalée sur sa poitrine large et plate et criant d'une voix forte et grave après son cheval. Elle allait à la gare pour expédier des caisses de fraises, dont Le Coural était un pays producteur. Les gosses montaient sur la charrette pour dérober des poignées de fruits et elle les poursuivait à coup de fouets.

 

Un jour, elle alla jusqu'à Bédarieux à l'occasion de la foire pour y faire des achats avec ses vêtements de tous les jours. Elle fut aussitôt entourée par des habitants de la ville qui n'avaient jamais vu un tel phénomène. Un agent de police, qui passait par là, l'interpella et lui dit: "Monsieur, vous devez savoir qu'il est interdit à un homme de s'habiller en femme. Suivez-moi au commissariat

- Mais, Monsieur l'agent je suis une femme.

- C'est ce que nous allons voir" et il amena notre phénomène au commissariat.

 

La "dame" souleva sa jupe et, comme elle ne portait pas de culotte, l'agent fut stupéfait de ne pas trouver ce qu'il cherchait. A tel point qu'il appela le commissaire pour voir s'il ne se trompait pas. Mais celui-ci confirma le diagnostic et il n'y avait plus qu'à relâcher le phénomène.

 

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Au printemps, mon père recevait des chapeaux de paille de toutes sortes, pour hommes, femmes et enfants. Les invendus étaient montés au grenier à la fin de la saison d'été, car la mode changeait d'une année sur l'autre.

 

Le grenier était grand, mais à force d'Y entasser des cartons remplis de chapeaux, il n'y avait plus de place pour y circuler. Mon père eut l'idée de mettre en vente tous ces chapeaux démodés, à un prix dérisoire (prix unique 5 sous, soit 25 centimes). Le crieur public avait annoncé cette vente dans toute la ville et il était spécifié que tout ce qui ne serait pas vendu serait brûlé.

 

La vente eut lieu dans la rue un jeudi et, plutôt que de voir détruire une marchandise périmée, les habitants en achetèrent pour les conserver comme souvenir. De l'énorme masse de chapeaux qui avaient été entassés le matin, il ne restait plus qu'un petit tas en fin d'après-midi. On y mit le feu, devant une foule de curieux, et les enfants sautèrent dans les flammes comme pour la St Jean.

 

Le père de Jules Bonhiomme, mon cousin, revenait un jour de la chasse avec son fusil sur l'épaule et son carnier bien rempli. Lorsqu'il arriva devant sa porte, les voisins s'approchèrent pour voir le résultat de cette chasse fructueuse, mais il n'y avait que des champignons dans le carnier. Les enfants, toujours curieux, voulaient voir aussi le carnier, mais l'un deux s'intéressa plus particulièrement au fusil. Il toucha la gâchette, qui était très sensible, et le coup partit car le chasseur, devant cette abondance de champignons avait omis de décharger son fusil. Jules se trouvait sur le balcon, juste au-dessus de son père, et il reçut la décharge de plombs en pleine figure. Il s'effondra en criant avec le visage couvert de sang. En le voyant ainsi, son père prit le fusil et le cassa en deux avec rage. Moi, je fondis en larmes et courus auprès de ma mère, car je croyais qu'il était mort.

 

En fait, la cartouche contenait du plomb de petit calibre, pour la chasse aux petits oiseaux, et les blessures n'étaient que superficielles. Heureusement, aucun plomb n'avait touché les yeux.

 

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Un soir d'été, notre groupe de copains avait quitté la ville pour chercher un peu d'air frais auprès de la rivière. Il faisait clair de lune et on y voyait comme en plein jour. Nous décidâmes de nous baigner en tenue d'adam, nos parents ne nous laissant la disposition des caleçons que pour l'après-midi.

 

Nous prenions grand plaisir à ce bain nocturne, lorsque un de mes copains me signala l'arrivée de mon frère, qui était en permission, accompagné de sa fiancée. Ils suivaient la voie de chemin de fer et s'arrêtèrent sur le pont métallique qui enjambe la rivière. Moi, je restais le plus possible sous l'eau, afin d'échapper à leurs regards, mais mon frère me reconnut quand même. Il me donna l'ordre de sortir de l'eau en ajoutant, "je le dirai à maman" ce qui représentait pour moi la perspective d'une bonne correction.

 

Je fis remarquer à mon frère que je ne pouvais pas sortir de l'eau étant tout nu. Sa fiancée se retourna et je sortis rapidement pour aller m'habiller sous le pont.

 

Pour éviter la correction qui m'attendait, il était indispensable que je vois mon frère avant qu'il ne rentre à la maison. A cet effet, le groupe de copains s'était divisé en deux afin de surveiller son arrivée par le nord ou par le sud de notre rue. Moi, j'étais entre les deux groupes dans l'attente du signal m'indiquant le point d'arrivée de mon frère. Dès que je l'entendis, je courus vers lui en implorant son pardon et en promettant de ne pas recommencer. J'obtins gain de cause et courus rejoindre mes camarades pour terminer gaiement cette soirée.

 

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Tous les ans, nous allions à la fête de Roqueredonde, (Tieudas pour les gens du pays), où habitaient les parents de la mère de mon père. Il y avait la tante "Camboune" (Cambon, en français), qui tenait le  café et des cousins, maréchal ferrant chez qui nous logions.

 

Cette fête avait lieu en hiver et sur ce plateau de l'Escandorgues il y avait beaucoup d'oiseaux migrateurs, notamment des grives qui trouvaient une nourriture abondante sur les genévriers. Avec les lièvres et autres gibiers, les tables étaient bien garnies.

Et puis il y avait la "fouace", pâtisserie en forme de couronne qui est une spécialité de la région. La Camboune en fabriquait des quantités industrielles qui étaient stockées dans l'arrière salle du café. Avec mes petits cousins nous allions souvent quémander un morceau de fouace et la tante nous en donnait une grosse part en disant, en patois, "manga né et qué té créba" (manges en et que çà te crève).

 

Une année, il y avait avec nous un oncle de mon père, célibataire endurci et gros buveur, mais il logeait chez nos cousins du Furou, en dessous de Tieudas. Une nuit, où il avait bu encore plus que de coutume, il fit une centaine de mètres sur le chemin du Furon et puis il s'abattit sur le sol, les bras en croix. Pendant la nuit la neige se mit à tomber mais elle fondait au fur et à mesure sur son corps chauffé par l'alcool. Au petit matin, il s'éveilla et, une fois relevé, il y avait sur le sol sa silhouette artistement dessinée. Tous les habitants du village venaient voir ce beau travail de la nature.

 

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C'est en 1917 que je fis mon premier grand voyage en chemin de fer. Avant la guerre mes parents m'avaient amené à Sète, pour voir la mer, et à Montpellier chez une soeur de mon père. J'allais tout seul à Millau ou à Mende à la fin de chaque congé scolaire, mais ce n'était que de courts trajets.

 

En Décembre 1917, mes parents recevaient des nouvelles alarmantes de mon frère qui se plaignait d'être malade et demandait de l'argent pour se soigner. Ma mère a profité de ce que j'étais en vacances pour que j'aille avec elle à Toulon, car elle était incapable de faire un tel voyage toute seule, mon père étant obligé de s'occuper de l'épicerie.

 

A cette époque de la guerre, les chemins de fer étaient désorganisés en ce qui concerne le transport des voyageurs civils, priorité étant donnée aux transports militaires (permissionnaires, déplacements de troupes, de matériel et de munitions). Les horaires n'étaient pas respectés et les trains étaient supprimés sans préavis.

 

Nous partîmes un soir à 17 heures, et arrivés à Bédarieux, nous apprîmes que le train pour Montpellier était supprimé.

Nous étions prêts à faire demi-tour lorsque nous aperçûmes un soldat de chez nous qui s'apprêtait à monter dans un train de permissionnaires.

 

Il nous fit monter dans son compartiment en,expliquant à ses camarades que nous étions ses parents et que nous allions voir un blessé à Tarascon. Mais il y avait un contrôle effectué par deux officiers et quand ils nous virent ils voulurent nous faire descendre. Ils reçurent une bordée d'injures de la part des soldats qui les traitèrent d'embusqués. A cette époque, il y avait eu des mutineries dans l'armée, aussi les deux officiers filèrent en douce.

 

Le train arriva à Tarascon vers minuit et il me fut impossible de savoir l'heure du prochain train pour Marseille. Comme il faisait très froid, nous nous sommes réfugiés dans la salle d'attente et, chaque fois qu'on entendait le bruit d'un train, nous allions sur le quai, mais le train ne s'arrêtait pas. Enfin un train s'est immobilisé sur le quai et nous sommes arrivés à Marseille.

 

Nouvelle incertitude pour le train qui devait nous amener à Toulon. Après deux heures d'attente, on nous fit monter dans un train complètement vide et non chauffé, mais un quart d'heure plus tard nous étions invités à descendre, ce train ne partant plus.

 

Nous étions revenus dans la salle d'attente lorsque ma mère s'aperçut qu'elle n'avait plus son sac à main. Je partis aussitôt sur le quai que j'avais heureusement repéré lorsque nous étions montés dans le train et je me souvenais que nous avions pris le premier compartiment du deuxième wagon. Le train était encore là et le sac à main était resté sur l'extrémité de la banquette. J'étais heureux de rapporter le sac à ma mère, car notre voyage aurait été compromis puisqu'il y avait dedans les billets de chemin de fer et tout l'argent.

 

En fin de matinée un nouveau train pour Toulon fut annoncé et nous arrivâmes dans cette ville vers 13 heures. Mon frère n'était pas à son travail et nous eûmes bien du mal à le trouver, ne connaissant pas l'adresse de son hôtel.

 

Par ses camarades que nous vîmes à la Préfecture Maritime nous pûmes le joindre et, comme ma mère s'étonnait de le voir en bonne santé, il finit par avouer qu'il avait une dette de jeu et qu'il avait besoin d'argent pour la rembourser.

 

Ma mère estima que c'était moins grave qu'une maladie et le lendemain matin nous reprenions le train pour le voyage de retour qui dura deux jours.

 



[1] Cet apéritif a été interdit, après la guerre de 1914-1918, a causé des ravages, chez ceux qui abusaient de cette excellente boisson.